"Une position philosophique et non un commandement moral" par la Librairie Sauramps
"Le philosophe analyse le phénomène de l'athéisme comme relevant de la croyance au même titre que la foi. Il défend l'idée d'un athéisme ouvert à la spiritualité, définie comme la prise en compte de tous les possibles de l'esprit. L'athéisme est donc vécu comme une position philosophique et non un commandement moral, dont Comte-Sponville ne s'autorise pas à tirer des arrêtés idéologiques."
par la LIBRAIRIE SAURAMPS
"Penser l’altérité et sa foi personnelle avec discernement et précaution" par Thomas Yadan
"Il existe une conception de la philosophie, censée éveiller l’esprit de l’homme, afin de le conduire vers l’autonomie et l’émancipation. Vraisemblablement, André Comte-Sponville se situe dans cette réappropriation des ‘Lumières’ où le dialogue et la simplicité coïncident avec le savoir et le plaisir de penser. Et, ce dernier ouvrage ‘L’Esprit de l’Athéisme’ en est une preuve irréfutable. Poser la question de Dieu, de la religion, de l’athéisme, dans une période aussi propice au conflit, à l’invective et au manichéisme apparaît périlleux, si ce n’est hasardeux. Pourtant, le contenu, en accord avec la clarté de l’écriture (propre à l’auteur), réussit à poser un certain nombre de problématiques avec douceur et réflexion, se refusant au radicalisme ou au dogmatisme.
Car, il existe, en dehors de l’agnosticisme, deux formes d’athéisme. Une première figure, virulente, dé-constructrice, celle de Nietzsche, Freud, Marx ou Onfray, qui refuse les compromis, la discussion et sacrifie violemment le passé sur l’autel de l’immanence. La seconde, dont se réclame l’auteur, est plus pédagogique, plus souple, veut relier, préserver et se constitue de mémoire et de transmission. Une espèce d’athéisme à ‘la fidélité sans foi’ qui démythologise, à la manière de R.Bultmann, c’est-à-dire vide le religieux de son essence divine, pour en exalter la paternité et les responsabilités humaines.
Si l'on pourra, malgré tout, regretter quelques fois le manque de précision de certains propos (le problème de la morale semble un peu vite évincé) et des convictions un peu trop consensuelles, l'ouvrage préserve l’avantage incontestable d’amener à penser l’altérité et sa foi personnelle avec discernement et précaution. ‘L’Esprit de l’Athéisme’ a surtout “l’esprit ludique”."
par Thomas Yadan - EVENE.FR
"Comment vivre sans Dieu ?" par Laurent Testot
Quand certains défendent aujourd'hui qu'une société ne peut se passer de religion, des philosophes prennent la plume pour se faire les avocats d'un projet athée. Un projet qui mobiliserait laïcité, morale et spiritualité… et écarterait Dieu
Athée est un terme étymologiquement négatif. Il vient du grec, et se divise en a- (sans) et theos (dieu). Un athée est donc un sans-dieu. Un type qui se prive de transcendance divine et de tout ce qui est censé aller avec, compassion, spiritualité… Pour peu que l’on accorde crédit à l’hypothèse qui fait de la religion la source de la morale, du vivre-ensemble. Cette perspective acquiert aujourd’hui un certain relief médiatique avec la vulgate répétée d’un retour mondial du religieux, avec l’engagement public d’hommes politiques occidentaux, avec enfin une tentation croissante de calquer une explication monocausale sur les multiples conflits du moment, recourant pour ce faire à la seule grille des oppositions religieuses. Julia Kristeva parle ainsi de notre époque comme de « sombres temps où la certitude nihiliste des uns croise l’exaltation fondamentaliste des autres ». Doit-on pour autant penser que le monde se résume à un conflit permanent entre groupes religieux, qui ne reconnaîtraient comme ennemis communs qu’une poignée d’athées nihilistes ?
Vitupérant cette lecture manichéenne de l’actualité, deux philosophes français ont pris la plume, se revendiquant d’une thèse qui, en d’autres temps, aurait frôlé l’hérésie : on peut être athée et tolérant, la foi n’est pas l’essence même du vivre-ensemble, les religions n’ont pas le monopole de la morale. Bref, le XXe siècle sera laïque ou ne sera pas. L’Esprit de l’athéisme d’André Comte-Sponville et le Traité d’athéologie de Michel Onfray ont connu un beau succès d’édition. Que trouve-t-on dans ces deux essais ?
Une sagesse pour notre temps :
Appelons le premier avocat de l’athéisme à la barre : A. Comte-Sponville, né en 1952. Son ambition affichée est de renouer avec l’idéal ancien de sagesse, tout en assumant les défis de la modernité tels qu’on les voit apparaître chez Friedrich Nietzsche, Karl Marx et Sigmund Freud.
Cela implique d’élaborer une métaphysique matérialiste, une éthique humaniste et une spiritualité sans Dieu, l’addition de ces trois prémisses aboutissant à construire « une sagesse pour notre temps ». Bref, un programme d’envergure, qui ne vise rien de moins qu’à faire de l’athéisme une valeur d’avenir. Pour A. Comte-Sponville, un athée peut bien évidemment faire siennes les valeurs judéo-chrétiennes (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas convoiter l’épouse du voisin…). La morale n’est pas un monopole du religieux. Certains disent que l’on ne peut se conduire correctement que si l’on croit que Dieu compte les écarts et les sanctionne post mortem. Rien de plus faux, s’insurge notre philosophe. Croire en Dieu n’a jamais empêché un fanatique de transgresser des valeurs supérieures. L’histoire nous montre avec constance que le meurtre au nom de Dieu est un phénomène universel. Ce qui fait la morale, c’est un choix conscient. Et l’humaniste, libéré du regard de Dieu, peut décider en conscience d’être moral.
Second avocat : Michel Onfray, médiatiquement consacré, répétitivement dénoncé aussi pour son réquisitoire sans concession contre tout ce qui porte soutane, kippa ou voile. Bah, qu’importe ! L’auteur signe un pamphlet, le genre s’accompagne obligatoirement d’effets de manche outranciers. Le texte figurant en quatrième de couverture de son ouvrage résume à lui seul l’intention du livre : « Les trois monothéismes, animés par une même pulsion de mort généalogique, partagent une série de mépris identiques : haine de la raison et de l’intelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres au nom d’un seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des femmes et du plaisir ; haine du féminin ; haine des corps, des désirs, des pulsions. En lieu et place de tout cela, judaïsme, christianisme et islam défendent : la loi et la croyance, l’obéissance et la soumission, le goût de la mort et la passion de l’au-delà, l’ange asexué et la chasteté, la virginité et la fidélité monogamique, l’épouse et la mère, l’âme et l’esprit. Autant dire la vie crucifiée et le néant célébré. » Rien de moins.
Déconstruire le religieux :
L’athéologie se présente donc comme une science de la déconstruction du religieux, une discipline qui suppose « la mobilisation de domaines multiples » : psychologie et psychanalyse pour « envisager les mécanismes de la fonction fabulatrice » ; archéologie pour mettre les livres saints à l’épreuve du témoignage factuel ; linguistique, histoire, etc. Et philosophie pour coordonner l’entreprise, avec en ligne d’horizon l’avènement d’« une physique de la métaphysique, donc une réelle théorie de l’immanence, une ontologie matérialiste ».
M. Onfray multiplie les exemples piochés dans l’histoire des religions – et donc les risques de se faire anathémiser – afin de faire de son argumentaire un acte d’accusation valant condamnation à mort. Son discours, très documenté, ne comporte que très peu d’erreurs factuelles. Il n’est pas faux, il est juste orienté. Il souligne méthodiquement la face obscure des religions, les contradictions qui émaillent Bibles et Coran, et s’abstient avec constance d’évoquer les lumières d’une Andalousie de la tolérance, d’un Maïmonide, d’un Ibn al-Muqaffa’ ou d’un Matteo Ricci.
Ceci dit, rien de tout cela n’a d’importance. Comme tout essai, ces deux ouvrages valent en fait davantage par leur objectif que par les arguties qui y sont développées. Et cet objectif est d’ouvrir une réflexion que l’on pourrait résumer par : « Que serait une spiritualité – ou une ontologie – athée ? » On pourrait dire que M. Onfray commence le travail en déconstruisant, sur une base qui mêle histoire et actualités, les discours qui veulent obstinément faire rimer religion avec morale, compassion, etc. ; et que A. Comte-Sponville le prolonge en éreintant philosophiquement ces mêmes présupposés. Il entreprend ainsi de démontrer l’inanité de la preuve ontologique attribuée à saint Anselme (XIe siècle), qui veut que Dieu, par définition, soit parfait, et que sa perfection ne puisse se concevoir sans existence. Puis il s’attaque à la preuve cosmologique, dont Gottfried Leibniz s’est fait l’écho, qui postule que puisque le monde est, il lui faut une cause, et que cette cause ne peut être que Dieu. Mais tout fait a-t-il nécessairement une cause ? Et de passer en revue les autres arguments en faveur de l’existence de Dieu, les réduisant en poudre en les passant au crible du raisonnement.
Affranchir la raison de la foi :
Au final, A.Comte-Sponville entreprend de dresser les grandes lignes d’une spiritualité athée. L’extase, par exemple, ce fameux sentiment océanique, peut se vivre en dehors de toute croyance. La spiritualité, la réflexion sur l’infini, toutes ces choses ne sauraient être monopoles des croyants… Certes. Mais l’exercice montre vite ses limites. La spiritualité se vit davantage qu’elle ne se conçoit sur le papier. À cette aune-là, A. Comte-Sponville prêche davantage pour les convaincus que pour les sceptiques.
Nos deux plaideurs de l’athéisme sont les héritiers d’une longue histoire. La question de l’athéisme semble inscrite dans l’essence même d’une pensée philosophique qui, dès l’Antiquité grecque, entend explorer les causes de notre existence. Démocrite, qui entendait limiter les certitudes au monde observable, Anaximandre, qui avait essayé de comprendre l’univers par l’observation et non par le recours aux mythes, ou Socrate, qui pensait que l’homme pouvait de lui-même accoucher de la vérité, avaient déjà pavé la voie aux futurs libres-penseurs. Au XIVe siècle, à une époque où le terme d’athée renvoie à ce qui n’est pas chrétien (en d’autres termes, à tous ceux, hérétiques, mahométans…, qui n’adhèrent pas à l’Église), Guillaume d’Ockham va distinguer le temporel du spirituel, et affranchir la raison de la foi. Contre Thomas d’Aquin qui entend subordonner la raison à la foi, Guillaume d’Ockham plaide que la philosophie, dans sa recherche des causes, ne saurait en aucun cas être la « servante » de la théologie : il n’y a aucun rapport entre ces deux disciplines. Ce moine franciscain, dans lequel il serait bien prématuré de vénérer un précurseur de l’athéisme, ouvre néanmoins d’un coup de rasoir une large brèche dans laquelle s’engouffreront ceux qui instaureront ultérieurement le règne de la science et de l’humanisme.
Le coup de Jarnac de Darwin :
La saga est connue. Elle est scandée entre autres par les grands noms des « martyrs » de la liberté de penser. Copernic, qui murmure que le Soleil ne tourne pas autour de la Terre. Giordano Bruno, qui hurle jusqu’au bûcher que l’univers est infini. Galilée, qui défend et démontre les hypothèses coperniciennes avant de se rétracter. L’épopée de la libre-pensée, dont se réclament certains athées d’aujourd’hui, se confond avec la marche du savoir positif, qui cherche à s’affranchir du carcan de l’Église ; avec la volonté de penser librement, qui s’incarne aussi dans un Spinoza ou un Montaigne… À la différence d’un abbé Meslier qui, dès le XVIIIe siècle, dénonce la fausseté des religions, ces gens-là ne sont pas athées au sens propre du terme. Leur univers mental reste d’une façon ou d’une autre teinté de sacré. Mais ils élaborent cette pensée qui fera perdre à l’Église le contrôle qu’elle exerçait sur la société. L’imprécateur qu’est M. Onfray, au passage, vitupère les « déistes » que sont Denis Diderot ou Voltaire, qu’il accuse avec d’autres d’avoir été les fossoyeurs de l’œuvre des « véritables athées » qu’étaient l’abbé Meslier, le baron d’Holbach ou Ludwig Feuerbach.
Puis vient le prophète aujourd’hui adulé par les athées, Nietzsche, dont on souligne à l’envi qu’il a proclamé (prématurément ?) la mort de Dieu. Les écrits de Marx abolissent quant à eux l’idée qu’une société ou qu’une histoire ne peuvent être que religieuses. Charles Darwin, avec sa théorie de l’évolution, porte un coup de Jarnac aux tenants d’une lecture littérale de la Bible. De grands esprits scientifiques, de Paul Broca à Marcelin Berthelot, se convertissent à l’athéisme.
Aujourd’hui, se dire athée peut se vivre de deux façons. Cela peut relever d’un acte militant, qui revendique un monopole sur les Lumières, qui fait rimer sa lutte avec défense de la laïcité, et qui fait de la raison le revers obligé de l’obscurantisme religieux. Ces athées-là, libres-penseurs, se voient comme les hérauts de la modernité et portent aux nues M. Onfray. Plus discrets, peut-être plus nombreux, les athées moins impliqués trouveront quant à eux chez A. Comte-Sponville les arguments qui leur permettront de justifier ce scandaleux « mais comment peut-on être athée ? ». Mais une fois la messe dite, il faut reconnaître que la spiritualité athée, si une telle chose est possible, reste à construire. Les athées des deux catégories communieront de toute façon en entendant M.Onfray conclure : « Le travail reste à faire. Et il est planétaire. »
par Laurent Testot - SCIENCES HUMAINES
« Le besoin de croire » par Julia Kristeva
« Si le besoin de croire et le désir de croire et le désir de savoir sont inhérents à l’être parlant, puis-je les vivre sans brûler mes affects en illusions, sans enfermer ma raison en calculs ? Tu peux penser, « je crois », « je sais » et je « doute » : tel est le legs de la sécularisation. A condition de lui restituer ces temps forts que sont les révolutions voluptueuses des Lumières, dont les logiques inconscientes ont été révélées par un docteur juif de Vienne, à la veille de la Shoah. « Cessons de « nous faire dévots » de la religion et du savoir par peur de n’être rien » (Voltaire). La civilisation grecque-juive-chétienne est la seule qui, de rupture en rupture, perdure tout en « rompant le fil de la tradition » (selon le mot de Tocqueville et de Hannah Arendt). Nous savons aujourd’hui que ce « fil rompu » déclenche d’extravagantes libertés dont la plus précieuse, la liberté de pensée, est un risque majeur si nous sondons par les bénéfices du « fil ». « Dieu n’est pas nécessaire, en effet, mais le besoin de croire – filet porteur tout autant que nœud d’étranglement – se révèle à mon écoute comme une nécessité anthropologique, pré-religieuse et pré-politique. Le divan m’apprend que l’ « attente croyante » du père, de la mère, de l’enfant préconditionne l’accès au langage, à la pensée. Je découvre que l’illusion de la vie éternelle peut atténuer l’angoisse de mort et que le mythe marial panse les plaies de la jungle sexuelle; je constate, toujours sur le divan, que la fable de la conception virginale dénie les fantasmes de scène primitive mais, en faisant de l’insupportable une énigme, elle le prépare à devenir analysable. L’histoire présente et passée m’apprend, de son côté, que la promesse d’amour absolu prodiguée par un Dieu père idéal apaise les rivalités sadomasochiques des frères… quand elle ne les aiguise pas à mort. Et je m’interroge. « Parce que la sécularisation, et elle seule a su « couper le fil de la tradition », nous pouvons enfin penser toutes les traditions. Sans œcuménisme, en les mettant en résonance et en perspective. C’est notre avantage, et une exorbitante ambition. « Une modernité se cherche aujourd’hui, la modernité de l’athéisme analytique qui, d’inspiration freudienne, peut ouvrir à l’expérience de la pensée toutes les traditions religieuses du monde globalisé. « Là où c’était », je peux advenir. Vous dites : « spiritualités » ? Je réponds : « Je me voyage ». In via, in patria (« Il n’y a pas d’autre patrie que le voyage », Saint Augustin).» Julia KRISTEVA – PHILOSOPHIE MAGAZINE
« La transcendance dans l’immanence » par Philosophie Magazine
[…] Dans l’Esprit de l’Athéisme où il expose ce qu’il entend par la « spiritualité sans Dieu », le philosophe André Comte-Sponville commence par livrer au lecteur une expérience mystique de fusion dans la nature qu’il a faite trente ans plus tôt et qui s’est durablement imprimée en lui : « Plus de mots, plus de manque, plus d’attente : pure présent de la présence… plus d’ego, plus de séparation, plus de représentation : rien que la présentation silencieuse du tout. Plus de jugements de valeur : rien que le réel. Pas de foi. Pas d’espérance. Pas de promesse. Il n’y avait que la beauté du tout… La mort ? Ce n’était rien. La vie ? Ce n’était rien. La vie ? Ce n’était que cette palpitation en moi de l’être . » Et Comte-sponville de citer l’éthique de Spinoza : « Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels. » Dans le même sens, le philosophe et bouddhiste Patrice Midal, auteur de Quel bouddhisme pour l’Occident ? (Seuil, 2006) souligne que les succès du bouddhisme (600 000 adeptes en France) tient au fait qu’il ne repose pas prioritairement sur un acte de foi ou sur une croyance comme les anciennes religions, même s’il y a quelques groupes sectaires. C’est « une pratique simple et directe permettant de regarder ce que nous sommes, d’entrer dans le corps de notre expérience, de dissiper son opacité. La méditation bouddhiste met à l’épreuve notre expérience, dans la difficulté considérable que nous avons à être en rapport avec elle ». Sortir de soi pour se mettre en rapport avec quelques chose qui nous dépasse et qui fait en même temps notre humanité ! Voilà, sous une modalité pratique, le véritable sens des quêtes spirituelles. « Nous sommes, précise André Comte-Sponville, des êtres finis ouverts sur l’infini, des êtres éphémères ouvert sur l’éternité, des êtres relatifs ouverts sur l’absolu. La spiritualité consiste à expérimenter cette ouverture ». Pour ce faire, on ne doit pas nécessairement cesser toute activité et s’adonner à la méditation. La musique ou le sport sont des lieux où s’expérimente, parfois de manière intense, une forme de dépassement de soi. Par ailleurs, de nombreuses personnes se sacrifient encore, malgré l’hédonisme et l’individualisme dominants, pour des causes ou des valeurs qui les dépassent. Dans l’Homme-Dieu, le philosophe Luc Ferry voit dans cette disponibilité maintenue pour le sacrifice le signe du religieux qui persiste à près la religion. Qu’il s’agisse de l’amour, de la vérité ou de l’expérience morale, nous faisons là l’expérience de quelque chose qui nous excède et pour lesquels nous sommes même prêts à mettre en jeu notre existence. André Comte-Sponville et Luc Ferry n’hésitent pas à proposer différentes sagesses philosophiques, l’un à partir d’un matérialisme spinoziste, l’autre à partir de Kant et de la notion de « transcendance dans l’immanence ». D’autres philosophes contemporains se contentent de sonder d’un point de vue analytique cette mystérieuse ouverture sur l’Altérité et l’Invisible qui se maintient par delà la sortie de la religion. Pour Dany Robert-Dufour, cela tient à une disposition anthropologique : l’homme est cet animal prématuré qui supplée son absence de nature en s’accomplissant dans la surnature, dans l’Autre. Pour Claude Lefort, c’est à travers cette ouverture que nous faisons l’expérience de notre humanité. « Ce que la pensée philosophique veut préserver, soutient-il, c’est l’expérience d’une différence qui n’estt pas à la disposition des hommes, qui n’advient pas dans l’histoire des hommes et ne saurait s’y abolir, qui les met en rapport avec leur humanité, de telle sorte que celle-ci ne saurait se rabattre sur elle-même, poser sa limite, absorber en elle son origine et sa fin. Que la société humaine n’ait une ouverture sur elle-même que prise dans une ouverture qu’elle ne fait pas, cela justement, toute religion le dit, chacune à sa manière de même que la philosophie et avant elle, quoique dans un langage que celle-ci ne peut faire sien. » PHILOSOPHIE MAGAZINE
« Croyant » par Philosophie Magazine
C’est curieux : les croyants et les athées, qui se détestent parfois les uns les autres, se renvoient souvent le même reproche : « Nihiliste ! ». Simplement, ils le font dans deux sens tout à fait opposés. Pour les croyants, le nihilisme (du latin nihil, « rien ») signifie « ne croire en rien », ce qui est, à leurs yeux, à la fois dangereux et néfaste. C’est ce que dit la fameuse phrase de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, alors rien n’est vrai, tout est permis. » Car, pour ceux qui croient, l’existence de l’homme sans Dieu est vouée à se réduire à la simple immanence, aux seuls besoins de la vie animale, voire aux seuls désirs matérialistes et consuméristes. Sans foi, plus de loi, plus de vérité, plus de morale, plus de vie commune. Pour les athées, le terme nihiliste a un sens exactement contraire : c’est prendre les « messies » pour des lanternes ; c’est préférer le fantasme d’une vie réelle dans l’ici-bas. Comme le disait Pierre Dac : « Je préfère le vin d’ici à l’au-delà », ce qui revient à dire : « Un tiens, vaut mieux que deux tu l’auras. » Tandis que le croyant passe et gâche sa vie à attendre une autre vie meilleure très improbable, l’athée lui préfère le réel au rien. Dans cette querelle, les deux camps se reprochent de « rater » ce qui fait que l’existence mérite d’être vécue. Et c’est là qu’un doute surgit : à travers ce double reproche, on en vient à penser qu’il est peut-être tout aussi difficile d’être croyant que d’être athée. Et c’est, au fond, ce que disent aussi bien Epicure que Kant. Epicure est celui qui inaugure la grande critique des religions en montrant que celles-ci en fait sont… impies. Elles ont, dit-il une bien piètre conception des dieux qu’elles prétendent vénérer. En effet, sil les dieux sont des êtres supérieurs, omnipotents et omniscients, quel besoin auraient-ils de se mêler aux mesquineries et aux petitesses humaines ? Quelle satisfaction peuvent retirer les immortels du pouvoir d’effrayer, de dominer, de créer ou même d’aimer de simple mortels ? En vérité, dit Epicure, la religion se trompe sur les dieux. Sans mettre en doute leur existence (qu’il envisage comme totalement séparée de celles des hommes), il en fait l’idéal de la vie humaine. La vie des dieux consiste à jouir de leur propre perfection, à savourer le pur plaisir d’exister, sans besoin, sans trouble, dans la plus douce des société d’amis. Devenir comme dieu : tel sera l’idéal du sage. Mais croire en Dieu, voilà qui est absurde. Pour Kant, l’idée de Dieu va bien au-delà de sa figure religieuse ; elle se cache dans les tréfonds de notre esprit métaphysique ; tellement ancrée qu’il est très difficile de s’en passer. Ainsi, pourquoi se scandaliser d’une injustice subie, si l’on ne posait pas l’hypothèse que le monde dût être juste ? C’est là une idée de Dieu. Pourquoi le scientifique s’acharne-t-il à chercher la vérité et les lois de l’Univers, s’il ne supposait que le monde fût rationnel ? C’est là encore une idée de Dieu. Etre athée, au sens le plus radical du terme, supposerait donc de renoncer aussi bien à la justice qu’à le vérité, c’est à dire de renoncer à l’humain. Einstein, après Kant, reconnaissait que le scientifique le plus matérialiste qui soit était souvent un grand théologien masqué ! Bref, si l’on suit Epicure, il faut admettre que le croyant le plus assidu a bien du mal à croire ; tandis que, si l’on suit Kant, il faut penser que l’incroyant le plus radical a bien du mal à ne pas croire. « Croire ou ne pas croire » telle était la question. Et l’on serait donc tenté, comme pour un sondage - et si tant est que ce choix, dépende de nous -, d’adopter la fameuse tierce réponse : « Ne sait pas ! ». Car entre le croyant, toujours déçu de ne pas croire assez, et l’athée convaincu de ne croire jamais, il y a peut-être une voie qui n’est pas aussi étroite que cela. Pierre-Henri TAVOILLOT (Maître de conférences à la Sorbonne et Président du Collège de Philosophie) - PHILOSOPHIE MAGAZINE