Claude BRASSEUR
On ne compte plus les films dans lesquels Claude Brasseur a tourné ! Né en 1936 à Neuilly-sur-Seine, acteur et fils d’acteurs – ses parents sont les célèbres Pierre Brasseur et Odette Joyeux – il fait ses premières armes sur les planches du théâtre au milieu des années 1950. Après avoir tourné dans plusieurs films, il connaît un grand succès et une renommée nationale en incarnant deux principaux personnages des téléfilms les plus populaires du début des années 1970 : Rouletabille dans Le Mystère de la chambre jaune et surtout l’inspecteur Vidocq dans le téléfilm du même nom. Acteur pour Truffaut, Godard ou Costa-Gavras – excusez du peu…–, il remporte le César du meilleur second rôle en 1977 pour Un éléphant ça trompe énormément et celui du meilleur comédien pour La guerre des polices en 1980. Il tourne ensuite dans deux films extrêmement populaires La Boum. Depuis lors, il poursuit sa carrière cinématographique et est apparu tout récemment sous l’œil des caméras dans Chouchou (avec Gad Elmaleh) et Malabar Princess de Gilles Legrand.
Claude GRITTI
Si l’histoire des enfants du Levant est connue aujourd’hui, c’est bien grâce à la curiosité et à l’obstination de Claude Gritti. Enfant du Lavandou, amoureux de son pays provençal, Claude Gritti en a sillonné les terres, puis les mers. Les îles d’or, il les connaît depuis son enfance. Pourtant, un jour de pêche, il découvre qu’il ne sait pas encore tout de ces îles… L’une d’elles a un passé obscur – dont seuls aujourd’hui les anciens du pays transmettent le peu d’histoire qu’on en connaît : sur l’île du Levant, au XIXème siècle, a existé un pénitencier pour enfants. Combien de temps ? Combien d’enfants ? Nul ne le sait précisément. Claude Gritti va devenir l’historien de ce passé trouble. Quatorze années durant, il interrogera les mémoires vives du pays toulonnais, il découvrira des archives inexploitées jusqu’alors. A la fin de ce long travail, il pourra enfin rendre une mémoire à tous les enfants emprisonnés dans l’île et exploités aux travaux des champs : en écrivant Les Enfants de l’île du Levant (éditions JC Lattès) dont est tiré l’opéra présenté ici ; mais encore, en faisant ériger, dans le vieux cimetière du Levant, une stèle qui porte les noms des enfants morts dans le pénitencier.Claude Gritti vient de publier un nouveau roman : Le Loup des Maures (éd. Lattès).
Petits repères historiques à destination des enfants pour comprendre Les Enfants du Levant
Au sud-est de la France, au-delà du massif des Maures entre Ollioules et le cap Camarat, la Provence vient se jeter dans la mer. Quelques kilomètres plus loin, on la voit sortir la tête de l’eau : trois blocs de terres brillants au milieu des flots… Ce sont les “îles d’or”, Porquerolles, Port-Cros et l’île du Levant. Les deux premières font le bonheur des vacanciers et des amoureux de la nature. La troisième est plus mystérieuse… Occupée à 90 % par une base militaire, on ne peut circuler partout librement. Il y a quelques années, d’étranges histoires circulaient encore sur cette île. Du plus loin que l’on se souvienne, elle fut le berceau d’une histoire lugubre. C’est cette histoire, une histoire vraie, qui vous est racontée dans ce disque. Longtemps cachée, elle a été dévoilée par Claude Gritti dans son livre Les Enfants de l’île du Levant (éditions JC. Lattès). Lorsqu’il a découvert ce roman Christian Eymery a eu l’idée de l’adapter en opéra. Pour faire un opéra, il faut réunir deux éléments : des textes (les dialogues et les paroles des airs) – c’est ce que l’on appelle le livret ; et, bien sûr, il faut aussi de la musique. Christian Eymery a écrit le livret et Isabelle Aboulker, la musique. Avant que l’opéra ne devienne un spectacle, bien du travail a encore été nécessaire : trouver les chanteurs, créer les décors, les costumes, apprendre la musique et les textes, répéter et répéter encore jusqu’au jour de la première représentation ! Tout ce travail a été accompli avec le CREA centre d’éveil artistique dirigé par Didier Grojsman : une troupe de plus de trente enfants, six comédiens-chanteurs et douze musiciens ont travaillé pendant des mois. Le spectacle a été présenté au public pour la première fois en 2001. Pour en arriver au disque que vous écoutez, une dernière étape était nécessaire : trouver un narrateur qui raconterait toutes les parties non chantées de l’histoire. C’est un grand acteur qui a accepté de tenir ce rôle : Claude Brasseur. Mais revenons à l’histoire des Enfants du Levant. Elle commence en 1861, c’est-à-dire vers le milieu du XIXème siècle. A cette époque de nombreux enfants ont pu vivre une histoire semblable. Il n’est plus possible aujourd’hui que de telles choses arrivent en France. Mais malheureusement cela n’est pas vrai partout. Nous allons vous expliquer le sort réservé aux enfants qui faisaient des bêtises, ou dont les parents ne pouvaient s’occuper, parce qu’ils n’avaient pas assez d’argent par exemple. Nous allons remonter dans l’histoire de France bien avant que naissent vos grands-parents, et même les grands-parents de vos grands-parents ! Tous les mots compliqués seront écrits en gras, comme ceci, et expliqués dans un glossaire à la fin du livret.
Les enfants face à la justice
Jusqu’en 1830 environ, les enfants traînant dans les rues, en mendiant ou en commettant de petits vols étaient enfermés dans les mêmes prisons que les adultes. Les tribunaux ne faisaient pas beaucoup de différence entre un enfant ayant volé une pomme ou un bout de pain et un dangereux criminel… Il fallait donc trouver des solutions particulières pour punir des enfants qui commettaient des délits (c’est-à-dire qui faisaient des choses interdites par la loi). Au début du siècle fut construite à Paris une prison spéciale pour les enfants : la Petite Roquette. C’est la première maison de correction destinée à recevoir les jeunes détenus âgés de moins de vingt ans. Mais dans cet établissement où la principale règle est celle de l’isolement le plus strict, chaque enfant doit rester enfermé dans sa cellule, même pendant les heures de repas ou de travail. Cette solution ne fut pas considérée comme satisfaisante et il fallut trouver d’autres façons de juger les enfants. C’est ainsi qu’en 1850 une loi va définir de nouvelles mesures pour l’incarcération des mineurs :
- Pour une peine de moins de six mois : l’enfant ira en prison dans des quartiers séparés des quartiers adultes.
- Pour une peine comprise entre six mois et deux ans : l’enfant ira en “colonie pénitentiaire”
- Pour une peine de plus de deux ans : l’enfant sera envoyé en “colonie correctionnelle”.
Cette loi concerne les garçons. Les filles pourront aussi être punies, mais elles ne seront jamais placées dans les mêmes endroits que les garçons. Il n’a pas existé de colonies pénitentiaires pour les filles. Elles étaient confiées à des institutions privées tenues, la plupart du temps, par des religieuses. Malgré cette loi, de très nombreux enfants acquittés par les juges, c’est-à-dire reconnus innocents, vont eux aussi être envoyés dans des colonies pénitentiaires ! Mais alors... Que pouvait-on bien leur reprocher ? Ceci est très injuste car, normalement, seuls les coupables devraient aller en prison.
De quoi les enfants sont-ils vraiment coupables ?
La justice est faite pour garantir le respect des lois. Elle doit donc punir ceux qui ne la respectent pas.
Le Code pénal de 1810 précisait que la justice devait, avant toute chose, estimer si l’enfant avait agit avec ou sans “discernement”. En d’autres termes, avait-il conscience d’enfreindre la loi au moment de commettre son acte ? Un enfant accusé d’avoir agi “avec discernement”, c’est-à-dire en sachant que c’était mal, était condamné. Selon la durée de sa peine, il allait en prison, en colonie pénitentiaire ou en colonie correctionnelle. Un enfant jugé pour avoir agi “sans discernement” était acquitté. Acquitter quelqu’un signifie qu’on le déclare non coupable. Il devait donc être libéré et rendu à sa famille. Mais qu’arrivait-il aux enfants qui n’avaient pas de famille ? A l’époque, il n’y avait pas encore d’“assistance publique”, cette organisation permettant aux orphelins d’être pris en charge par l’Etat. Les enfants abandonnés, même s’ils n’étaient pas coupables, étaient ainsi envoyés en colonie pénitentiaire et rejoignaient injustement les enfants punis. D’autre part si le juge estimait que la famille d’un enfant acquitté n’était pas capable de l’éduquer correctement, il pouvait également l’envoyer l’enfant en colonie pénitentiaire ! Le juge pouvait décider seul de la durée qu’il estimait nécessaire à sa “rééducation”. Dans ce cas, le séjour des enfants était parfois bien plus long que deux ans ; certains étaient enfermés jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de leur majorité civile, c'est-à-dire 21ans. Certains historiens affirment que, sur tous les enfants détenus dans les colonies pénitentiaires de France, neuf sur dix avaient été reconnus innocents et “acquittés” du délit pour lequel ils avaient été arrêtés. Pire encore, certains enfants ramassés dans la rue, qui n’avaient pourtant commis aucun délit, pouvaient eux aussi être placés dans des colonies pénitentiaires…
Qu’est ce qu’une colonie agricole pénitentiaire ?
Une colonie pénitentiaire est un centre fermé, une prison, où étaient détenus les enfants punis par la loi. La mission de ces colonies consistait à rééduquer les enfants par le travail aux champs et l’apprentissage d’un métier. Beaucoup pensaient alors que cette solution serait profitable aux enfants… Si certaines de ces colonies sont dites “agricoles”, c’est parce qu’elles étaient situées à la campagne, les enfants y faisaient donc des travaux agricoles. Présentées comme des modèles de prison spécialement adaptées à l’enfant, ces colonies se révélèrent en fait être de véritables “bagnes”. Les colonies furent nombreuses au XIXème siècle, l’île du Levant ne fut malheureusement pas la seule. Parmi les plus importantes, citons les colonies de Mettray, d’Aniane, de Belle-Île en mer, etc. Coupés de leurs familles, les colons, sont soumis aux pires brutalités et exposés à toutes sortes d’injustices. Ils portent souvent tous le même uniforme et n’ont évidemment plus rien à eux, surtout pas de jouets. Ils travaillent sans relâche toute la journée, dans les champs ou dans les ateliers. Ils sont mal nourris, mal soignés et dorment dans des cellules si petites qu’il est parfois impossible d’y tenir debout. (Dans la colonie industrielle d’Aniane en 1935, quand vos grands-parents étaient peut-être déjà nés, les cellules mesuraient 1 mètre 50 sur 2 mètres !) Exploités par le personnel, ils ne reçoivent souvent pas le peu d’argent qui leur est dû en récompense du travail effectué. Les traitements y sont si durs que beaucoup d’enfants meurent avant d’être libérés. Entre 1861 et 1878, 1057 enfants ont été détenus sur l’île du Levant. Sur ces 1057 enfants, 99 y sont morts. Près d’un enfant sur dix n’a pas survécu à la dureté des conditions de vie… Ce n’est qu’en 1934, juste avant la Seconde Guerre mondiale, que les journaux commencèrent à dévoiler et dénoncer le fonctionnement de ces bagnes pour enfants…
Les enfants et le travail
Comment se fait-il que ces centres n’aient pas été dénoncés avant 1934 ? Il faut savoir qu’au XIXème siècle, faire travailler des enfants ne choquait personne. Beaucoup n’allaient pas à l’école et n’avaient d’autre choix que de travailler pour pouvoir manger et aider leur famille à vivre. Ce n’est qu’en 1882, avec les lois de Jules Ferry, que l’école devint obligatoire pour tous jusqu’à treize ans. Mais en 1850 la France est encore un pays très rural. A la campagne, il est courant que toute la famille travaille dans les champs : enfants comme adultes. On trouve aussi beaucoup d’enfants dans l’industrie, employés à des travaux très pénibles et dangereux. Dans l’industrie textile par exemple, en raison de leur petite taille et de l’agilité de leurs doigts, ils participent à la fabrication du tissu. Ils doivent aussi parfois rester éveillés jusqu’à 16 heures par jour pour surveiller des machines. Et pour être sûrs qu’ils ne s’endorment pas on les fait s’asseoir sur des tabourets trop hauts pour eux ! Il n’y avait rien d’anormal à exiger d’un enfant de moins de quatorze ans, qu’il travaille jusqu’à dix heures par jour ans (douze heures pour les enfants âgés de quatorze à seize ans). A cette époque, il n’était pas rare de trouver dans une entreprise, des enfants de moins de huit ans, parfois même de moins de cinq ans ! De plus, employer des enfants était une solution avantageuse pour des patrons peu scrupuleux. En les payant moins que les adultes, ils réalisaient ainsi d’importantes économies… Si l’on a attendu si longtemps pour dénoncer les colonies agricoles, c’est parce qu’elles profitaient à bon nombre d’adultes mal intentionnés. Les directeurs de ces établissements recevaient de l’Etat une prime pour chacun des enfants détenu et exploité. Et tout le monde pouvait demander l’autorisation d’ouvrir une colonie agricole. La plupart du temps l’idée de former des enfants par un travail à la campagne n’était qu’un prétexte à leur exploitation par des adultes cupides. Les colonies agricoles profitaient à tous, sauf aux enfants…
Des enfants du Levant aujourd’hui ?
Aujourd’hui dans certaines parties du monde, des enfants peuvent être jetés en prison très jeunes. De nombreux pays comme la France ont signé une Convention des droits des enfants en 1989. Leurs droits et leur protection sont reconnus et défendus. Mais cette idée est récente et n’est pas appliquée de la même façon dans le monde entier “ Au Pérou, les enfants vont en prison à l’âge de huit ans pour avoir volé de la nourriture pour survivre car ils sont pauvres. Quand l’enfant est incarcéré, on peut le garder en détention préventive pendant des mois voire des années. Il sera enfermé vingt-trois heures sur vingt-quatre dans un cachot et ne sortira prendre l’air qu’une heure par jour. Pendant tout ce temps ni formation ni instruction ni activité. En Haïti, certains enfants volent ou tuent car ils n’ont pas de quoi subvenir à leurs besoins alors on les met en prison avec des adultes où ils attendent le jour de leur jugement. Mais il faut savoir que ces enfants sont livrés à eux-mêmes1 ”. Nous avons vu que le sort des enfants est très lié à la question du travail. Si la condition des enfants en France est aujourd’hui meilleure qu’avant, c’est notamment parce que le travail des enfants est interdit et parce que l’école est obligatoire. Or justement, cette condition n’est pas respectée dans beaucoup de pays du monde. Notamment en Asie où des enfants sont parfois mis au travail dès l’âge de 5 ans. Comme les petits enfants du Levant, ils sont employés dans des travaux agricoles où textiles. Puisqu’ils ne sont pas payés très chers, certaines grandes entreprises n’hésitent pas à s’installer dans des pays où la loi ne pro-tège pas les enfants pour les exploiter. Ainsi, il faut savoir que beaucoup de produits que vous pouvez acheter près de chez vous (surtout les baskets et les vêtements de sport) sont fabriqués par des enfants dans des pays très pauvres. Ce sont finalement des histoires qui ressemblent à celle des Enfants du Levant que vivent encore de nos jours certains enfants dans d’autres pays que le nôtre.
© 2004 Frémeaux & Associés
1 Ecrit par des enfants de CM2 : “la prison pour les enfants”
Petit glossaire technique
Colonie agricole : C’est l’une des formes de colonies pénitentiaires. On dit qu’elle est agricole parce que située à la campagne, et où le travail est centré autour de l’exploitation de la terre.
Colonie correctionnelle : A partir de 1850, c’est la prison pour les mineurs condamnés à des peines de plus de 2 ans. Elle sert aussi à enfermer les enfants punis des colonies pénitentiaires. C’est le lieu de détention pour enfants le plus dur de tout le système judiciaire. Parfois elle se présente comme une colonie agricole, mais les enfants y sont traités encore plus durement (moins de nourriture, plus de travail, salaires plus faibles, cellules plus petites, moins d’heures de cours par semaine). Certaines de ces colonies ont également été créées dans des prisons déjà existantes, où elle prenaient le nom de “ quartier correctionnel ”.
Colonie pénitentiaire : Etablissement réservé à la détention des mineurs. A la différence d’une prison, les détenus ne sont pas enfermés durant la journée, car ils doivent travailler. La plupart des colonies étaient dites “agricoles” parce qu’elles étaient à la campagne. Mais il existait aussi des colonies “maritimes” (près de la mer) ou “industrielles” (qui faisaient travailler les enfants dans des usines).
Colons : C’est le nom que l’on donne aux enfants placés dans les colonies.
Convention des droits des enfants : Son vrai nom est “Convention internationale des droits de l’enfant”. Elle a été adoptée à l’ONU (Organisation des Nations Unies) en 1989 et signée par 191 pays sur 193 (sauf la Somalie et les Etats-Unis). Elle comporte 54 articles qui expliquent quels sont les droits de l’enfant (comme par exemple le droit au bien-être, les droits à la liberté d’opinion, de pensée, d’expression, le droit à la protection contre l’exploitation, le droit aux loisirs, etc.).
Incarcération : C’est l’action qui consiste à mettre une personne en prison.
Mineur / Majeur : Pour la loi, la majorité est le passage de l’enfance à l’âge adulte. Il faut d’ailleurs faire la différence entre la majorité civile et la majorité pénale. La majorité civile est celle qui permet d’exercer ses droits de citoyen (comme le droit de vote) ; à l’époque des Enfants du Levant, elle était fixée à 21 ans. La majorité pénale est l’âge à partir duquel un enfant est considéré comme responsable de ses infractions à la loi. A l’époque de notre histoire, cet âge était de 16 ans. Aujourd’hui, en France, la majorité civile et pénale est fixée à 18 ans.
UNICEF : Fonds des Nations Unies pour l’Enfance. L’Unicef est une organisation internationale qui lutte dans le monde entier pour que les enfants soient protégés et que leurs droits soient garantis.
Un regard sur le champ de l’enfance aujourd’hui
par Jean-Pierre Rosenczveig
Jean-Pierre Rosenczveig est Président du tribunal pour enfants de Bobigny. En plus de ses fonctions, il est également l’auteur de nombreux livres (Dispositif français de protection de l’enfance, éd. Dunod, ou encore Justice pour les enfants, éd. Robret Laffont) qui lui confèrent le rang de meilleur spécialiste sur la question de l’enfance. Il met son savoir au service d’un engagement permanent pour la défense de l’enfant, comme en témoigne son site internet ou encore, l’association dont il est président : DEI-France. Mais laissons-le se présenter lui-même : “Je suis magistrat spécialisé dans le champ de l’enfance. Je suis même l’un de ces professionnels dont parlait il y a quelques temps Evelyne Sullerot. Je suis même assez monomaniaque depuis mon entrée dans la magistrature. Je préside le plus gros tribunal pour enfants de France et à ce titre j’ai une pratique professionnelle qui me met en relation permanente avec le public : enfants, parents, victimes. Un des rares personnages d’autorité avec le commissaire de police à avoir de telles relations directes. Je suis également au titre de vice-président du Tribunal de Grande Instance, président du Conseil départemental d’accès au droit. Pour compléter cette légitimation d’un discours public, je rappellerai que j’ai eu la chance de participer de l’appareil d’Etat de faire la loi – je vise la loi du 6 juin 1984 sur les droits des familles et des enfants dans leurs rapports avec l’ASE sous l’autorité de Mme Georgina Dufoix. J’ai pu ensuite participer à de nombreux travaux publics sur la délinquance, l’adoption ou la filiation. Bref, je revendique une parole publique d’acteur et de responsable.”
De l’amour au respect (écrit en 1989)
Dix ans auront donc été nécessaires pour adopter la convention des Nations unies sur les droits de l'enfant. Certes, des compromis se sont imposés pour réunir les meilleures chances d'obtenir la ratification de vingt États nécessaire à son entrée en application. Pour autant - et on ne manquera pas de le constater au fil des temps, tellement elle est riche dans sa philosophie et ses dispositions - la convention apparaît bien le texte de référence des prochaines décennies. Elle est dominée par cette idée simple, et pourtant tellement nouvelle au regard de l'histoire, que l'enfant est d'abord un être humain. A ce titre, il doit jouir d'une protection renforcée et de prestations spécifiques justifiées par sa vulnérabilité, mais d'abord bénéficier de tous les droits et libertés fondamentales : les droits de l'homme ne visent pas que les adultes. Personne ne s'offusquera que l'enfant mineur de dix-huit ans doive être respecté dans son intégrité physique et protégé contre les violences de toutes natures - y compris celles qui ne se justifient que par des motifs culturels - quand on sait ce que des centaines de millions d'enfants endurent quotidiennement sur la planète. En revanche, les articles consacrant la liberté d'expression individuelle ou collective et, plus encore, parce que première, la liberté de pensée et d'opinion des enfants nous déroutent plus car ils contiennent un autre regard sur l'enfance. Au point que l'on peut se demander s'il existe encore un état de minorité. Ne s'engage-t-on pas dans une voie où ces enfants sacrés rois supporteraient plus de responsabilités qu'ils ne peuvent réellement en porter ? Ainsi, les États signataires devront garantir à l'enfant "le droit d'exprimer son opinion sur toutes les questions l'intéressant" (art. 12). "L'enfant a droit à la liberté d'expression" (art. 13-1). Elle affirme que "les États parties respectent le droit de l'enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion" (art. 14-1), pour ajouter : "La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut être soumise qu'aux seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires pour préserver la sûreté publique, l'ordre public, la santé et la moralité publiques, ou les libertés et droits fondamentaux d'autrui" (art. 14-3), et de conclure sur ces points : "Les États parties reconnaissent les droits de l'enfant à la liberté d'association et à la liberté de réunion publique". Admettre que l'enfant puisse avoir son mot à dire sur ce qui le concerne, s'exprimer individuellement ou collectivement sans avoir à demander une autorisation préalable et sans se voir opposer de veto est bien une inversion de l'ordre des choses. Imagine-t-on des enfants décrivant, dans un livre ou une émission de radio, la dure condition de l'élève-travailleur ou encore des jeunes créant des mouvements dans lesquels il n'y aurait que des mineurs, des adhérents au président ? L'enfant est donc tenu, a priori, non seulement comme un être capable d'affects, mais aussi d'une réflexion et d'une expression propres. Jusque-là, on le tenait pour un être fragile qu'il fallait protéger contre lui-même et surtout contre autrui. Bien sûr, soyons réalistes, des enfants ne manqueront pas de subir des influences négatives : bien évidemment, certains déraperont, comme dans l'exercice de toute liberté ; ils devront alors rendre compte humainement, pénalement ou civilement, mais comme enfant mineur, c'est-à-dire en bénéficiant d'un système adapté. N'est-ce pas le prix à payer pour leur donner les meilleures chances d'accéder progressivement à une pleine responsabilité civile, sociale et civique ? S'il faut rassurer les parents, rappelons que leur propre responsabilité ne sera pas engagée s'ils démontrent ne pas avoir commis de faute dans l'éducation ou la surveillance de leur enfant (art. 1384 du code civil). La vraie responsabilité des adultes restera bien en amont. La convention réaffirme le rôle premier des parents dans l'éducation et l'orientation de l'enfant (art. 18). La charte des droits de la famille adoptée par l'Union des associations familiales le 10 juin 1989 ne dit pas autre chose. La France, par la voix du président de la République, ayant annoncé publiquement le 10 juin dernier qu'elle signera et ratifiera rapidement ce texte, une adaptation de nos textes internes s'imposera. Le gouvernement, sous la responsabilité de Mme H. Dorlhac de Borne, secrétaire d'État chargée de la famille, s'est engagé dans cette voie, qui passe d'abord par une mise à plat de nos textes en référence à la convention. Déjà, le Conseil d'État, dans un rapport remis en mai dernier, proposait au gouvernement de reconnaître une réelle liberté d'expression et une défense aux enfants en justice dans toutes les situations où ils sont en jeu. Mais la loi, nul n'en doute, ne suffira pas. A chacun, il appartiendra, à la maison, à l'école, dans la cité, de réviser ses attitudes et notamment de préparer les enfants à se saisir de leurs droits et d'intégrer les responsabilités qui en découlent. Les parents et les pédagogues privilégient déjà une démarche d'éveil et de responsabilisation des enfants au quotidien. Nous n'en sommes plus à opposer les droits des enfants à ceux des parents. Notre devoir d'éducation doit nous conduire à les préparer à l'exercice de leurs responsabilités qui, au fur et à mesure de leur développement, prendra plus d'ampleur, mais dans le même temps à exercer les nôtres. Les rapports adultes-enfants ne sont déjà plus fondés sur le pouvoir hiérarchique, mais sur la capacité et l'autorité que reconnaissent les uns envers les autres ; cette capacité étant désormais partagée, même si elle n'est pas égale. Il ne suffira plus d'aimer les enfants - et, si certains enfants manquent d'affection, d'autres en débordent au point d'en étouffer ; il faudra encore les respecter dans leur personne, leurs pensées, voire leurs initiatives. Respectés, les enfants seront moins fréquemment maltraités. En contrepartie, ils pourront mieux se préparer à une pleine vie familiale et sociale... Et, après tout, n'est-ce pas ce que nous affirmions quotidiennement comme relevant de notre rôle d'adulte ? En d'autres termes, par-delà l'affirmation de droits nouveaux, c'est bien à une démarche culturelle qu'invite cette convention. Elle offre simplement un cadre juridique, donc politique. Beau pari, difficile certes et qui ne manquera pas d'ouvrir de vrais débats.
© Jean-Pierre Rosenczveig, magistrat, Directeur de l'institut de l'enfance et de la famille, in Le Monde du 22 novembre 1989, p. 2, diffusé sur le site web de JPR
Jean-Pierre Rosenczveig est également président d’une association : DEI-France
Défense des Enfants International est une ONG (Organisation Non Gouvernementale) fondée en 1979 dans l’objectif de contribuer à l’écriture du projet de Convention Internationale sur les Droits de l’Enfant (CIDE). Depuis que la convention a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU (20 novembre 1989), DEI s’est fixé la tâche de veiller à l’application de celle-ci. Elle dispose d’une cinquantaine de sections nationales – dont DEI-France pour notre territoire. DEI-France compte une centaine d’adhérents (juristes, travailleurs sociaux, enseignants, communes, etc.) dont la préoccupation est “l’application de toutes les dispositions de la Convention quand souvent tel mouvement privilégie l’un ou l’autre pan du traité international”.
Plus d’informations sur le site internet
Remerciements : Claude Gritti et Laurent Laffont des Editions Lattès, Jean-Pierre Rosenczveig, Chantal Goldenstein, Christian Eymery, Didier Grojsman, Les enfants du CREA Centre d’Eveil Artistique, Claude Bajonco.
Ecouter Les Enfants du Levant (livre audio) © Frémeaux & Associés / Frémeaux & Associés est l'éditeur mondial de référence du patrimoine sonore musical, parlé, et biologique. Récompensés par plus de 800 distinctions dont le trés prestigieux "Grand Prix in honorem de l'Académie Charles Cros", les catalogues de Frémeaux & Associés ont pour objet de conserver et de mettre à la disposition du public une base muséographique universelle des enregistrements provenant de l'histoire phonographique et radiophonique. Ce fonds qui se refuse à tout déréférencement constitue notre mémoire collective. Le texte lu, l'archive ou le document sonore radiophonique, le disque littéraire ou livre audio, l'histoire racontée, le discours de l'homme politique ou le cours du philosophe, la lecture d'un texte par un comédien (livres audio) sont des disques parlés appartenant au concept de la librairie sonore. (frémeaux, frémaux, frémau, frémaud, frémault, frémo, frémont, fermeaux, fremeaux, fremaux, fremau, fremaud, fremault, fremo, fremont, CD audio, 78 tours, disques anciens, CD à acheter, écouter des vieux enregistrements, cours sur CD, entretiens à écouter, discours d'hommes politiques, livres audio, textes lus, disques parlés, théâtre sonore, création radiophonique, lectures historiques, audilivre, audiobook, audio book, livre parlant, livre-parlant, livre parlé, livre sonore, livre lu, livre-à-écouter, audio livre, audio-livre, lecture à voix haute, entretiens à haute voix, parole enregistrée, etc...). Les livres audio sont disponibles sous forme de CD chez les libraires et les disquaires, ainsi qu’en VPC. Enfin certains enregistrements de diction peuvent être écoutés par téléchargement auprès de sites de téléchargement légal.
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LES ENFANTS DU LEVANT - TEXTE DU LIVRET
PROLOGUE
Instrumental
VOIX OFF :
Le cinq août 1850, une loi visant à régler les principes de détention des mineurs est votée. Désormais tous les enfants abandonnés, orphelins et petits délinquants seront envoyés dans des colonies agricoles pénitentiaires jusqu’à l’âge de seize, dix-huit ou vingt ans selon la gravité des faits qui leur sont reprochés. Devant l’avantage inespéré que représente cette main d’œuvre facile à diriger, et considérant avec intérêt les soixante-quinze centimes alloués par l’Etat par jour et par enfant, de nombreux prétendants aux objectifs humanitaires et philanthropiques souvent douteux vont sans attendre solliciter auprès du gouvernement la création d’une colonie sur leurs propres terres. Le comte de Pourtales, propriétaire de l’Ile du Levant, persuadé quant à lui que la vie au grand air et l’éloignement de la ville seraient des moyens de redressement efficaces, pensait qu’il réussirait à aider et sauver ces pauvres enfants de la misère en leur offrant une solide éducation et un bon métier ; malheureusement la colonie de Sainte-Anne du Levant connut un tout autre destin…
OUVERTURE
SCENE 1
VOIX OFF : Dix février mille huit cent soixante, un convoi d’une soixantaine d’enfants quitte la Prison de la Roquette à Paris our entamer une longue marche qui doit les conduire tout au sud de la France….
POUR ALLER A TOULON !
Baluchon sur le dos,
Pieds nus dans nos sabots,
Et la tête baissée,
Plongés dans nos pensées,
Nous marchons, nous marchons,
Mais le chemin est long
Pour aller à Toulon
Pas le droit de parler,
Pas le temps de flâner,
Nous nous arrêterons
Ce soir près d’Avallon,
Nous marchons, nous marchons,
Mais le chemin est long
Pour aller à Toulon
Le convoi redémarre
Dans un épais brouillard,
Chacun cherche un moyen
D’échapper aux gardiens,
Nous guettons, surveillons,
Mais faut faire attention,
Ils sont sur nos talons
De Saulieu à Chalon
De Vienne en Avignon,
Sous la pluie, dans le vent
Bravant le mauvais temps
Nous marchons, nous marchons,
Et il n’est plus question
De tourner les talons
Sous le ciel de Provence,
Nous longeons la Durance,
L’air devient plus léger,
Nos sabots sont cassés,
Nous marchons, nous marchons,
Le chemin n’est plus long
Pour aller à Toulon
DENIS : T’as quel âge ?
DECORS : Onze ans et demi !
DENIS : Et comment tu t’appelles ?… C’est quoi ton nom ?… Je te fais peur ? Moi c’est Jules, Jules Denis, mais ici tout le monde m’appelle Denis.
DECORS : Moi aussi je m’appelle Jules ! Jules Décors !
DENIS : Ça fait un moment que je t’observe tu sais… C’est pas bon de rester tout seul dans son coin. Mieux vaut avoir des amis, crois-moi, sans quoi il peut nous arriver des bricoles…
DECORS : Je me méfie de ceux qui veulent être mes amis, ils ont toujours quelque chose à demander en échange…
DENIS : Comme tu voudras ! … Remarque t’as pas tout à fait tort. Tu vois le type appuyé contre le mur ? Son nom c’est Joseph Dutrieux. Un bon conseil : t’approches jamais de lui !
DECORS : Pourquoi ?
DENIS : C’est une ordure ! À la Roquette, il léchait les bottes des gardiens et balançait les copains pour bien se faire voir et avoir droit à un bol de soupe en plus… En tout cas, nous « les Vulnérables » on n’en veut surtout pas !
DECORS : Les « Vulné…. » quoi ?
DENIS : Les Vulnérables ! C’est le nom de la bande qu’on a formée avec Devillaz, celui qui cause avec les autres là-bas. Quand on s’est connu en prison, il prenait toujours la défense des plus faibles et des plus fragiles pour les protéger. Les vulnérables quoi ! Alors on s’est juré de se serrer les coudes et de toujours rester ensemble coûte que coûte… Pourquoi t’es là ?
DECORS : J’ai été adopté quand j’avais trois ans. Mais mes parents me faisaient travailler dur… Ils me battaient pour un oui ou pour non ; je n’avais pas le droit de coucher dans la maison, je dormais dans le foin entre l’étable et la porcherie. Un jour j’en ai eu assez, j’ai voulu m’enfuir, mais les gendarmes m’ont arrêté pour vagabondage à Dijon.… Et voilà !
DENIS : Comme tout le monde, quoi ! (un temps) T’avais déjà vu la mer avant de venir ici ?
DECORS (d’un signe de tête fait « Non ») : À quoi ça ressemble une colonie agricole ?
DENIS : Beaumais a entendu dire que là-bas, le climat est bon même en hiver et qu’on devrait se la couler douce à ce qui paraît… Pas vrai Beaumais ? Tiens, raconte lui donc ce qui t’est arrivé…
BEAUMAIS (qui s’est approché) : J’étais parti chercher du travail à Paris. Comme je ne trouvais rien, je me suis arrêté sur un pont et je m’amusais à jeter des cailloux dans l’eau. Une main se pose sur mon épaule. (Il mime la scène) Un policier ! « Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Tu veux tuer quelqu’un avec tes pierres ? » Mes petits graviers, des pierres ! Pourquoi pas des rochers tant qu’il y était ? « Et d’où tu sors d’abord ? Tes parents où ils sont ? » « En Belgique ! » « Que fais-tu à Paris ? As-tu des sous ? » « Oui, j’ai septante francs, regardez ! » « Sale menteur, tu n’en as que soixante-dix ! Allez ouste au poste ! » Le juge m’a acquitté. Ils ont laissé à mes parents vingt et un jours pour venir me récupérer.
DECORS : Et tes parents ne sont pas venus…
BEAUMAIS : Ben non… Mais il n’est pas né celui qui gardera Eugène Beaumais en prison. Moi, je trouverai le moyen de m’échapper. Il doit bien y avoir des bateaux dans leur satanée île du Levant !
DEVILLAZ : Roncelin ! Y’a le ptit qui te cherche…
DENIS : Le « petit » c’est Auguste Roustan, condamné jusqu’à dix-huit ans pour mendicité… Son frère a été ramassé avec lui dans la rue, mais il est mort, il y a quinze jours environ, juste avant d’arriver à Lyon. Alors pour l’aider à tenir le coup Roncelin lui raconte des histoires… Il lui fait croire que sur l’île du Levant il existe un trésor caché quelque part…
BEAUMAIS (perdu dans ses pensées) : Quand je repense à ce commissaire « Foutez-moi cette vermine en prison ! » Moi une vermine, alors que je n’ai jamais fait de mal à personne ! Vain Dieu, c’est pas de chance tout de même !
DENIS : T’as besoin de prier vingt Dieu, toi ? Tu ne crois pas qu’un seul c’est suffisant ?
LES VAGABONDS
On n’peut pas dire que jusque-là
La chance ait été avec moi
On n’peut pas dire que mon enfance
Soit beaux joujoux et sucreries
Moi la tendresse je n’connais pas
Ma mère est morte, j’avais trois mois
Mais je n’suis pas seul dans ce cas
Paris fourmille d’enfants comme moi
On ne fait de mal à personne
Mais les gendarmes disent que nous sommes :
Des vagabonds, des voleurs,
D’la mauvaise graine, des menteurs,
Des voyous rodant la nuit, le jour
Fils de rien semant la mort partout
Des vagabonds, des voleurs,
D’la mauvaise graine, des menteurs,
Des voyous rodant la nuit, le jour
Fils de rien semant la mort partout
Pour une faute que j’ai pas commise
Une maladresse, pour une bêtise
On m’a jeté sur le pavé
Pour une orange dérobée
Je l’avoue, j’ai tendu la main,
Pour quelques sous, un bout de pain.
Mais je n’suis pas seul dans ce cas
Paris fourmille d’enfants comme moi
On n’a jamais tué personne
Alors pourquoi dire que nous sommes :
Des vagabonds, des voleurs,
D’la mauvaise graine, des menteurs,
Des voyous rodant la nuit, le jour
Fils de rien semant la mort partout
Des vagabonds, des voleurs,
D’la mauvaise graine, des menteurs,
Des voyous rodant la nuit, le jour
Fils de rien semant la mort partout
SCENE 2
Les enfants arrivent au Levant où ils sont attendus par le propriétaire de l’île (le Comte de Pourtalès), sa femme, leurs deux enfants, le directeur de la colonie (Pérignon), le curé (le Père Roux) et un garde (Radel). TEXTE
SCENE 3
Instrumental
QUAND ON PART LE MATIN
Quand on part le matin, le soleil dort encore,
Silencieux, résignés, on s’avance au-dehors.
Chacun rejoint alors son équipe,
Sur les terres, dans la fabrique
Et traités comme du bétail
On reprend notre travail
Qui a volé un œuf
Doit trimer comme un bœuf !
Pas de pitié, pas de pitié !
Si l’un de nous se plaint, il se fait démolir
Ils nous frappent, ils nous fouettent, font de nous des martyrs,
Et quand la fièvre nous dévore
Que l’on souffre, que l’on gémisse
Rien pour soigner nos blessures !
Rien pour calmer nos brûlures !
Toujours courber le dos
Sans pouvoir dire un mot !
Pas de pitié, pas de pitié !
Quand on part le matin le soleil dort encore.
Quand on revient le soir, avec le froid qui mord
À peine la maigre pitance avalée,
On s’endort à bout de forces
Demain on recommencera
La journée du forçat
Faut s’estimer content
D’être toujours vivant
Pas de pitié, pas de pitié !
C’est à se demander,
Si la vie d’un bagnard à Cayenne
N’est pas moins inhumaine
Que sur l’île du Levant !
C’est à se demander
Si la vie d’un bagnard à Cayenne
N’est pas moins inhumaine
Que sur l’île du Levant !
DENIS : Aujourd’hui je n’ai qu’un bout de pain, mais demain mon patron m’a promis de m’apporter un saucisson. Depuis que je lui ai dit ce qu’on nous donnait à manger, il est bien plus gentil avec moi…
GUENDON : Moi le mien s’est arrangé pour me passer quelques fruits en douce !
DEVILLAZ : C’est bien, mais continuez de faire très attention, vous savez que le personnel n’a pas le droit de nous donner de la nourriture ; si vous vous faîtes pincer, les gardiens pourraient penser que c’est du vol.
AIME NOEL : Moi je voudrais bien vous rapporter quelque chose, mais aux cuisines c’est impossible, on nous fouille chaque fois qu’on sort…
DEVILLAZ : Tant pis c’est pas grave, ne prend pas de risques inutiles, ce serait trop bête. Tiens toi tranquille et tout ira bien, aux cuisines t’es peinard, y’en a pas mal qui aimeraient être à ta place… Et ton frère tu as des nouvelles?
AIME NOEL : Il a pris sept jours de cellule, à ce qui paraît… On ne sait même pas pourquoi. De toute façon, le garde l’a dans le nez depuis notre arrivée. Il est toujours sur son dos à lui crier dessus… Pourtant il n’est pas méchant mon frère…
DEVILLAZ : Mais non il n’est pas méchant et il est courageux ! Te fais pas de soucis il va s’en sortir !
GUENDON : Mefi les gars, voilà le mouchard !
BEAUMAIS : Alors Dutrieux, ça y est, on est allé faire son petit rapport ?
DUTRIEUX : Qu’est-ce que je vous ai fait ?
BEAUMAIS : Si tu crois qu’on a pas remarqué ton petit manège avec Radel !
GUENDON : Je t’avertis, on t’a à l’œil, t’es plus à la Roquette ici et t’as pas intérêt à aller baver, t’as pigé ! Sinon tu pourrais le regretter !
DUTRIEUX : C’est vous qui le regretterez !
LES AUTRES : Mouchard ! Mouchard ! Cafard ! Espie ! Lâche !
MEFI !
Ce sont les protégés des gardiens
Ils ne leur dissimulent rien
Presque rien !
Surtout n’allez pas leur livrer
Une confidence ou un secret
Ils vous dénoncent, ils vous dénoncent
Ils vous dénonceraient c’est certain !
Mèfi ! Mèfi ! Mèfi ! Mèfi !
Comme on dit par ici !
Mèfi ! Mèfi ! Mèfi ! Mèfi !
Ce pourrait être toi, ce pourrait être lui …
SCENE 4
SCENE 5
AIME NOEL : Beaumais, Guendon, vous avez été dénoncés !
BEAUMAIS : Quoi, qu’est-ce que tu racontes ?
AIME NOEL : Je peux pas rester longtemps, sinon on va s’apercevoir de mon départ, mais c’est Dutrieux ! J’étais à la buanderie quand j’ai entendu Radel lui demander s’il savait quelque chose, et comme Dutrieux disait non, Radel s’est mis en colère et à frapper de toutes ses forces. Ensuite il a dit : « Très bien, puisque tu ne veux plus collaborer, je vais tout dire au Directeur » Alors Dutrieux s’est arrêté de pleurer, et il a raconté que mardi dernier Beaumais et Guendon s’étaient absentés de leur travail pour aller se baigner ! « Ah ils vont voir ces petits morveux, ils vont comprendre… ils feront moins les malins quand ils auront passé quelques jours au cachot ». À ce moment-là Radel m’a surpris. Il m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais là toi ? ». J’ai répondu que je venais chercher des torchons propres pour la cuisine. Il m’a dit : « Fiche le camp avant que je ne t’écrase ! » Vous l’auriez vu… On aurait dit qu’il était devenu fou… Dutrieux, lui, il tremblait, son visage était tout blanc…
DEVILLAZ : Merci Aimé, file maintenant sinon tu vas être repéré…
DEVILLAZ : Qu’est-ce que vous allez faire ?
DENIS : Si on dit tous que Dutrieux a menti, Radel nous croira peut-être…
GUENDON : Radel croira rien du tout, Radel veut voir tomber des têtes, il n’y a que ça qui l’intéresse…
BEAUMAIS : Pas la peine de discuter, j’aurais préféré mieux préparer mon coup, mais tant pis : moi je m’évade !
GUENDON : Moi aussi ! J’arrête pas d’y penser depuis qu’on est arrivé ! Je tiens plus ici !
DEVILLAZ : Vous êtes fous ou quoi ? Comment vous allez faire pour partir ? Vous allez vous enfuir à la nage ?
BEAUMAIS : On n’a qu’à voler un bateau…
GUENDON : Moi je pense que je pourrai me débrouiller à la manœuvre, ça n’a pas l’air sorcier… De toute façon on n’a pas le choix, c’est ça ou le cachot…
DEVILLAZ : Beaumais, vous faîtes une grosse bêtise, vous risquez de vous noyer !
BEAUMAIS : Je n’ai pas peur de la mer et à votre place je sauterais sur l’occasion si vous ne voulez pas finir vos jours ici.
DEVILLAZ : Je ne peux pas, j’ai juré d’aider les petits, les « Vulnérables » et de les protéger jusqu’au bout.
DENIS : Je reste avec lui !
BEAUMAIS : Faîtes ce que vous voulez. Mais pour nous c’est maintenant ou jamais. Adieu les amis !
DEVILLAZ : On va essayer de cacher votre fuite le plus longtemps possible. Soyez prudents ! Bonne chance !
SCENE 6
Instrumental
L’ETE FAIT CHANTER LES CIGALES
L’été fait chanter les cigales
Le vent fait danser les roseaux
Devant moi un lapin détalle
Sous mes pieds le sable encore chaud
Je dévale à travers les pins
Partout des senteurs de garrigue
Je cueille une branche de thym
Et je chaparde quelques figues
Je regarde l’eau qui scintille
Puis je bondis sur les rochers
Je n’ai jamais été agile
Mon chapeau de paille est tombé
Les longs cyprès qui se balancent
Se fichent bien de mes tracas
Pour eux ça n’a pas d’importance
Mais moi nager je ne sais pas
Je marche seul sur le chemin
Que vais-je dire pour mon chapeau ?
Ce qui m’attend je n’en sais rien
Je le saurai bien assez tôt…
SCENE 7
Instrumental
UN ENFANT : Fais-voir !
AIME NOEL : Fiche moi la paix !
UN ENFANT : Mais fais voir j’te dis ! Eh regardez les gars ! Il pisse encore au lit !
Roncelin arrive portant sur son dos Auguste Roustan …
RONCELIN : Vite aidez-moi ! Aidez-moi !
DENIS (se précipite vers eux) : C’est Roustan !
RONCELIN : Il est tombé ! Il a glissé, et en tombant sa tête a cogné contre un rocher
DENIS : De l’eau, il faut de l’eau !
UN ENFANT : Il faudrait l’allonger !
RONCELIN : Allez chercher le médecin vite ! Auguste ! Auguste ! Oh Oh ! Auguste ! C’est moi Roncelin !
DENIS : Auguste parle nous ! Auguste !
ROUSTAN (faible) : J’veux pas mourir, j’veux pas mourir !
RONCELIN : Mais tu vas pas mourir, donne moi la main, Auguste ! Auguste ! Tiens bon ! On va chercher du secours !
ROUSTAN : J’ai mal !
RONCELIN : Le médecin va arriver, il va te soigner hein ! T’entends ? Auguste ! Auguste ! T’en va pas ! Auguste !
ROUSTAN : Tu sais, l’arbre, l’arbre au trésor…
RONCELIN : Oui
ROUSTAN : Je crois que je l’ai trouvé…
RONCELIN : C’est vrai ? Ou ça ?
ROUSTAN : Sur le chemin, qui mène au phare, juste après la petite plage.
RONCELIN : On ira le voir demain tous les deux, d’accord ? d’accord ? Auguste tu m’entends ? Auguste ! Auguste ! Mon Dieu je vous en prie faîtes quelque chose ! Je vous en prie, mon Dieu !
DIX ANS
Enfants Je ne sais pas prier
Pardonnez-moi mon Dieu
Je ne sais pas prier
Mais si vous m’entendez
Restez pas sans bouger
Augustine Regardez le, mon Dieu
Comme il est courageux
Ce bon petit soldat
Son corps tremble de froid
Mais il ne se plaint pas
Il vient d’avoir dix ans
Laissez-lui donc le temps
De devenir un homme
Donnez-lui un sursis
Il mérite la vie
Enfants Il doit se relever
Et il doit continuer
Avec nous le combat
Ensemble on est plus fort
Et l’on s’en sortira
Mais s’il doit nous quitter
S’il doit s’en aller
Promettez nous mon Dieu
Qu’il trouvera là-haut
Un monde merveilleux
Il est là immobile
Il est là, il est là si tranquille
Il essaie de sourire
Avant de s’endormir
Une dernière fois
Enfants : Il est là immobile
Il est là, étendu si tranquille
Il essaie de sourire
Avant de s’endormir
Une dernière fois
Augustine : Il est là immobile
Etendu si tranquille
Il essaie de sourire
Une dernière fois
Mais nous savons déjà
Que jamais il ne reviendra
Devillaz emporte le corps de Roustan
DECORS : On peut pas continuer comme ça ! C’est pas une vie ! C’est pas une vie !
PAUL NOEL : Il a raison, il faut qu’on parte !
DENIS : Attends Paul calme-toi !
PAUL NOEL : Pourquoi faudrait-il que je me calme ! C’est ça que tu veux ? Le mois dernier c’était Joseph, le mois d’avant Rogeau, le mois d’avant Auzias, tu veux que je continue… j’ai pas envie d’être le prochain sur la liste tu comprends !
DEVILLAZ : Et ton frère ?
PAUL NOEL : Mon frère, il part avec moi…
DEVILLAZ : Tu es complètement fou ! Il est petit, c’est trop dangereux ! Tu ne vas pas lui faire prendre ce risque ?
PAUL NOEL : Les autres ont bien réussi !
DEVILLAZ : Les autres ont eu de la chance, mais maintenant ils surveillent plus qu’avant, vous n’irez pas bien loin, c’est moi que te le dis !
DENIS : Il a raison, depuis le départ de Guendon et Beaumais, ils surveillent le port jour et nuit.
PAUL NOEL : Oh toi de toute façon tu donnes toujours raison à Devillaz ! (déterminé) S’ils nous rattrapent, nous nous évaderont encore, pas vrai Aimé !
UN ENFANT : Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu peux pas ! T’as pas le droit de mettre sa vie en jeu ! Si vous vous noyez…
PAUL NOEL (au bord des larmes) : Et alors ? Finir manger par les poissons ou par les vers, ça change quoi ? Hein, qu’est-ce que ça change ?
RONCELIN : Ils ont pas tort ! Faut les comprendre Devillaz, chaque jour ce sont de nouvelles punitions qui tombent… À ce rythme, on tiendra pas longtemps !
PAUL NOEL : C’est facile pour vous de jouer les chefs, d’avoir toujours raison, mais ni toi Devillaz, ni toi Denis ne pouvez comprendre ! Onze jours de cellules le mois dernier ! Quarante-cinq coups de férules ! Tu veux voir mon dos ?
DENIS : Qu’est-ce que tu veux dire ?
PAUL NOEL : Je veux dire que toi à la cordonnerie, et toi à la fabrique de pipes, vous ne pouvez pas vous rendre compte, mais venez travailler un peu avec nous sur les terres, vous allez voir…
DENIS : On est des planqués ç’est ça ?
PAUL NOEL : Je dis pas ça, mais faut avouer que c’est pas pareil ; vos patrons vous donnent des trucs à manger, nous on n’a rien pour tenir le coup. On mange des fruits verts, et ça nous donne la chiasse !
DENIS : C’est bien pour ça qu’on partage tout non ? C’est pas vrai ? On partage pas ?
DEVILLAZ : Tu crois que travailler sur les machines, c’est pas dangereux ? Demande à Dupuis ! Il était tellement fatigué qu’il s’est endormi sur sa machine, résultat, deux doigts en moins !
PAUL NOEL : Et alors justement, c’est ça que tu veux ? Tu vois pas qu’on va tous y laisser notre peau !
MOURIR LIBRE
Pour Je n’aurai pas le courage de patienter six ans
Contre Il faudra pourtant bien, comment faire autrement ?
Pour Nous allons nous enfuir, partir sans plus attendre
Contre A quoi bon s’évader, ils sauront nous reprendre ?
Pour Nous attendrons la nuit pour voler un bateau
Nous ramerons sans bruit, sans bruit
Et quand hors de danger, nous hisserons les voiles
Nous suivrons le chemin, guidés par les étoiles
Contre C’est risquer votre peau, jouer avec la mort
Pour Dans ce pénitencier quel sera votre sort ?
Contre La mer est capricieuse, vous allez vous noyer
Pour C’est notre unique chance, nous devons la tenter
Pour Entre devoir croupir tout au fond d’un cachot
Ou confier notre vie aux caprices des flots
J’ai choisi,
Je préfère mourir libre
Je n’ai plus rien à perdre
Je n’ai plus rien à perdre
Et tout à gagner
Contre Mais si le mistral se lève, il vous emportera
Pour Nous laisserons le vent nous mener où il va
Pour Déjà deux d’entre nous ont gagné le pari
Contre Nous ne sommes pas surs qu’ils aient bien réussi
Pour Que le mistral nous pousse en Corse ou bien en Sardaigne
L’important c’est que l’on atteigne
Un pays moins austère une terre plus tranquille
Ou nous ne serons plus condamnés à l’exil
Contre C’est risquer notre peau, jouer avec la mort
Pour Dans ce pénitencier quel sera notre sort ?
Contre La mer est capricieuse, nous allons nous noyer
Pour C’est notre unique chance, nous devons la tenter
Pour Entre devoir croupir tout au fond d’un cachot
Ou confier notre vie aux caprices des flots
J’ai choisi,
Je préfère mourir libre
Je n’ai plus rien à perdre
Je n’ai plus rien à perdre
Et tout à gagner
SCENE 8
C’est la nuit. Gruner, Debourge et Casenave s’évadent…Bruit des vagues et du vent… TEXTE
SCENE 10
ILE D’OR
Ile d’Or
C’est ainsi qu’on t’appelle
Ile d’Or
Belle parmi les belles
Inondée de lumière
Sauvage et solitaire
Ô mon île
Ô mon île d’or
Je devrais
Je devrais te maudire
De laisser détruire
Ces êtres fragiles
Ces enfants
Tu deviens
Tu deviens leur complice
Car ce nom qu’ils salissent
Vois-tu c’est le tien !
Ile d’Or
Mais pourquoi
Devant tant de violence
Gardes-tu le silence
Et te plies à leurs lois
Sans protester …
C’est ton sol
C’est ton sol qu’ils piétinent
Mais qu’ont-ils fait de toi ?
Qu’ont-ils fait de toi ?
Ile d’Or
C’est ainsi qu’on t’appelle
Ile d’Or
Belle parmi les belles
Inondée de lumière
Sauvage et solitaire
Ô mon île
Ô mon île d’or
VOIX OFF : Dix jours plus tard, épuisés et affamés, les trois garçons sortirent du cachot. L’injustice flagrante du châtiment qui leur avait été infligé révoltait les autres et chacun parlait du courage avec lequel ils avaient subi leur supplice. Mais le séjour avait laissé des traces et quelque temps plus tard on retrouva Debourge pendu à la branche d’un chêne. Casenave devenu solitaire ne parla presque plus… Seul Théo Gruner avait gardé la rage au ventre.
GRUNER (menant la mutinerie) : « Mes amis, on veut nous faire crever de faim. On nous traite plus mal que les esclaves d’Amérique. Refusons de bouger tant que le directeur ne nous aura pas promis ce que nous réclamons… Du pain, du pain, du pain ! »
VOIX OFF : Malheureusement, rien ne se passa vraiment comme il l’avait imaginé, et les enfants trop heureux de pouvoir goûter à quelques heures de liberté furent rapidement gagnés par une folie destructrice impossible à contrôler. Cependant, considéré comme le meneur de la mutinerie, il fût, à son grand soulagement, emmené à la prison de Toulon… (À ce moment-là, Gruner entraîné par Radel, se met à crier « Les amis, je retourne à St Roch ! » avant de disparaître) … mais une fois sa peine purgée, il fût ramené au pénitencier (On le voit revenir presque aussitôt accompagné de Radel.) et comprit alors que l’on n’échappait pas si facilement au Levant…
SCENE 11
un moment…
Dis, mon garçon, quel est ton nom ?
Je vais te poser une question :
Mais réponds mon garçon
Sans crainte ni hésitation
Viens mon petit, viens par ici !
Ne me regarde pas ainsi
Tu sais je ne veux que ton bien
Mais réponds mon garçon
Et surtout ne me cache rien
Enfants : Vous savez moi je n’sais rien…
Vous savez moi je sais bien
Que si je parle on m’arrête
Que si je parle on me jette
Au cachot !
L’inspecteur : Allons donc ! Allons donc !
Enfants : Vous savez moi je n’sais rien…
Vous savez moi je sais bien
Que si je parle on m’arrête
Que si je parle on me jette
Au cachot !
L’inspecteur : Allons donc ! Allons donc !
D’où vient cette méfiance ?
Cette peur ?
On devine dans leurs yeux, la terreur !
Auraient-ils vus le diable
Ces êtres misérables
Tout juste sortis de l’enfance ?
Enfants : On accepte les cris,
On supporte les coups,
Mais la douleur la plus terrible
C’est la faim
L’inspecteur : La faim ?
Enfants : On endure les sévices
La torture, les supplices
Mais la douleur la plus terrible
C’est la faim
L’inspecteur : La faim ?
Enfants : La faim qui vous tenaille
Qui déchire vos entrailles
La faim qui vous rend fou
Qui vous rend prêt à tout
La faim qui vous obsède
Vous fait perdre la tête
La faim qui fait de vous
Un enfant prêt à tout
À subir, à voler
À mentir, à tricher
Pour un quignon de pain
On pourrait tuer son voisin
SCENE 12
Instrumental
Assis sur un rocher, les deux frères Noël regardent la mer…
AIME NOEL : Elle était comment maman ? Tu te souviens ?
Instrumental
PAUL NOEL : Brune je crois, avec des grands yeux clairs ! Elle était très jolie !
AIME NOEL : C’est vrai que c’était une putain ?
PAUL NOEL (surpris) : Qui t’a dit ça ?
AIME NOEL : Tu sais, j’étais petit, mais je me souviens la nuit, les hommes qui venaient, je faisais semblant de dormir…
PAUL NOEL : Viens contre moi, j’ai froid !
AIME NOEL : Elle me manque.
PAUL NOEL : A moi aussi elle me manque…
AIME NOEL : Paul, tu crois vraiment qu’un jour on partira !
PAUL NOEL : Bien sûr, tu verras, on trouvera du travail. On habitera un joli village sur la côte. Et plus jamais on retournera au Havre !
AIME NOEL : Moi ce que je voudrais c’est qu’on ait une petite île rien qu’à nous ! Avec des arbres, des fleurs et des oiseaux de toutes les couleurs, et une jolie maison avec des volets bleus !
PAUL NOEL : Je te le promets, petit frère, on aura tout ça un jour, je te le promets….
SCENE 13
SANCTIONS
Il consigne dans un cahier
Tous nos actes et nos méfaits
Mais aussi qu’on se le dise
Des erreurs jamais commises
Afin de nous voler
De tout nous voler
De nous humilier
Il inscrit dans un cahier
Les amendes qu’on doit payer
Mais surtout qu’on se le dise
Pour des fautes jamais commises
Afin de nous voler
De tout nous voler
De nous humilier
Cacher un bout de pain
C’est huit jours de cachot
Insulter un gardien
Au pain sec et à l’eau
Avoir jeté des pierres
C’est huit jours de cellule !
Négliger ses prières
C’est vingt coups de férule !
Faire des gestes indécents
C’est quarante coups de fouet
Pour des attouchements
Ce sont les fers aux pieds !
Se lever dans la nuit
C’est huit jours de cellule !
Chaparder quelques fruits
C’est vingt coups de férule !
Et pour être vivant !
C’est combien ?
Pour rester un enfant !
C’est combien ?
Mourir sans prévenir
Mourir sans rien dire
C’est combien ?
C’est combien ?
QUATRE PLANCHES
Quatre planches, quelques clous…
Là, posée par terre
Une caisse près d’un trou
Dans un coin du cimetière
Personne n’a chanté
Personne n’a pleuré
Personne n’a eu de remords
Pas même de regrets
Pas de cérémonie,
À peine une prière,
Juste un signe de croix,
Voilà…
Personne n’a chanté
Personne n’a pleuré
Personne n’a de remords
Même pas de regrets
Bientôt la nuit descend
Ramenant le silence
Dans le petit cimetière
Sur l’île du Levant
Seul le souffle du vent
Vient caresser les branches
Et soulève la terre
Qui recouvre les tombes
SCENE 15
DUTRIEUX : Devillaz ! Je voudrais te parler !… Tu ne m’as jamais aimé, hein ?
DEVILLAZ : Ça t’étonne !
DUTRIEUX : Qu’est-ce que tu veux dire ?
DEVILLAZ : Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? Beaumais, Guendon, par exemple, ça ne te rappelle rien ?
DUTRIEUX (très calmement) : Radel me battait, il voulait des noms, j’ai dit les deux premiers noms qui me passaient par la tête… j’en suis pas fier… mais Beaumais et Guendon ne m’aimaient pas, j’étais leur tête de turc… et puis finalement je leur ai rendu service, ils sont toujours en vie et libres ! Vous me considérez tous comme une ordure. Mais si vraiment j’avais été une ordure, tu crois que je me serai gêné pour dénoncer vos trafics de nourriture. Tu crois que j’étais pas au courant ? Sais-tu au moins pourquoi on m’a envoyé ici ? On m’a envoyé ici parce qu’on voulait m’arracher aux mauvais traitements paternels, comme ils disent. Mon père quand il avait trop bu, il m’insultait, il criait, il me battait, et puis après il se calmait, il devenait très gentil, il me faisait asseoir sur ses genoux en me demandant de lui pardonner, et puis il me caressait les cheveux, et puis (il se tait un long moment) … Pendant la descente à Toulon, j’ai essayé de me rapprocher de vous, je voulais faire partie de votre bande « Les Vulnérables », devenir votre ami, mais vous m’avez toujours rejeté à cause de ma réputation… Tu te souviens le jour où je t’ai proposé un plan pour partir d’ici, t’en as pas voulu, tu ne m’as pas fait confiance, et pourtant tu peux me croire, j’avais tout prévu, tout calculé… depuis longtemps.
DEVILLAZ (mal à l’aise) : S’il était si sûr que ça ton plan, alors pourquoi t’es pas parti tout seul ?
DUTRIEUX : Tout seul ? J’ai toujours été tout seul ! Moi, je voulais partir avec toi ! Je voulais qu’on soit amis, c’est tout !
Devillaz se met à pleurer. Dutrieux hésite à passer un bras autour de ses épaules.
MAIS NON JE NE PLEURE PAS !
Combien de temps déjà ?
Combien de temps encore ?
À quoi sert ce combat ?
À quoi bon tant d’efforts ?
Combien de temps déjà ?
Combien de temps encore ?
Bien sûr je suis vivant
Mais pour combien de temps ?
Je n’ai plus de repères
Je vis sans illusions
Sans père ni mère
J’ai perdu la raison
Je n’ai pas d’amertume
Je n’ai pas de rancune…
Mais non je ne pleure pas !
Mais non je ne pleure pas !
Je ne veux pas baisser les bras
Combien de temps déjà ?
Combien de temps encore ?
À quoi sert ce combat ?
À quoi bon tant d’efforts ?
Combien de temps déjà ?
Combien de temps encore ?
À quoi sert ce combat ?
À quoi bon tant d’efforts ?
Je suis ce funambule
Qui marche sur un fil
Un faux-pas, je bascule
Mon âme est en péril
Je n’ai pas d’amertume
Je n’ai pas de rancune…
Mais non je ne pleure pas !
Mais non je ne pleure pas !
Je ne veux pas baisser les bras
DECORS : Devillaz, tu es un salaud, un assassin !
DEVILLAZ : Qu’est ce qui te prend ?
DECORS : C’est de ta faute si Aimé Noël s’est suicidé !
DEVILLAZ : Qu’est-ce-que tu racontes ?
DECORS : Un pêcheur vient de le retrouver noyé en bas de la falaise de la Bugadière, dans la calanque de Grand Cap. Les gardiens répètent partout que c’est un accident. Mais moi je sais bien qu’il l’a fait exprès.
DEVILLAZ : Mais pourquoi se serait-il tué ?
DECORS : Alors tu ne devines pas ? Est-ce que tu sais au moins que Paul son frère est mort, il y a douze jours de ça ?
DEVILLAZ : Paul ?
DECORS : Il est mort parce qu’il n’arrivait pas à reprendre des forces ! Eux, ils disent que c’est des coliques, ou qu’il a mangé des baies, ou qu’il a pris froid, ou je ne sais quoi encore. Mais moi, je te le dis : Paul Noël a crevé de faim.
DEVILLAZ : Mais vous…Les « Vulnérables » vous ne faîtes plus de réserves, comme avant ?
DECORS : Les « Vulnérables », tu parles ! Depuis que tu as tout laissé tomber, tout le monde s’en fiche bien… Le jour où Paul Noël a été enterré, j’ai vu Aimé suivre la charrette qui portait le cercueil, l’œil sec, courageux comme tout. Ensuite il a demandé au nouvel aumônier de rester avec son frère jusqu’à la dernière pelletée. Mais dès que le cercueil a été enfoui, le fossoyeur l’a vu s’éloigner dans le maquis. Et plus personne ne l’a revu… Le docteur a dit que c’était un suicide, mais le directeur s’est mis en colère en disant que ce n’est pas possible, que c’est un accident et qu’il espère bien maintenant que ceux qui ont l’intention de s’évader réfléchiront un peu plus !
UN ENFANT (arrive en courant) : Ça va mal les amis, Laurent, le Capitaine, et sa bande… ils préparent quelque chose…
SCENE 16
C’est l’heure du dîner, on sert la soupe… Ciel lourd et menaçant… grondement du tonnerre.
LAURENT LE CAPITAINE : Vous n’allez pas avaler un truc pareil, les gars, c’est plein de vermine !…
UN ENFANT : Il a raison, faut plus se laisser faire !
LAURENT : Va dire au gardien qu’on veut lui parler… au directeur aussi.
Les enfants se mettent à taper sur leurs écuelles de plus en plus fort…
Nous ne travaillerons plus tant que la soupe restera immangeable. Il y a des bêtes là-dedans. Les légumes sont mal cuits. Hier dimanche, il n’y avait pas assez de viande…
Je n’ai pas terminé, nous voulons du vin, du tabac, et six heures de pause par jour !
Refusons de manger, refusons de travailler !
LA REVOLTE
(LAURENT) Vous le regretterez, c’est moi qui vous le dit ! T’entends Roncelin, vous le regretterez !
C’est l’heure de la révolte, à votre tour de trembler
(UN ENFANT) Allons délivrer les gars qui sont enfermés dans les cellules !
C’est l’heure de la révolte, à votre tour de payer
(FAUVEAU) Il faut les empêcher, allons chercher du renfort !
C’est l’heure de la révolte à votre tour de pleurer
(LAURENT) Vous, sortez les réserves des cuisines, et vous, suivez-moi à la cave !
C’est l’heure de la révolte à notre tour de cogner
(UN ENFANT) J’ai trouvé de quoi faire sauter les serrures !
Bientôt l’île tout entière se perdra dans les flammes
Nous ne répondons pas du salut de vos âmes !
La vengeance est un plat qui se mange à toute heure
Nous verrons vos visages déformés par la peur !
Pendant bien trop longtemps nous nous sommes laissé faire
Nous allons vous offrir un ptit tour en enfer !
C’est l’heure de la révolte, à votre tour de trembler
RONCELIN (s’est dirigé vers le deuxième barrage où l’on continue de se battre) : Venez vite, ils sont devenus fous ! Ils ont enfermé Denis et les petits dans la Tour !
LAURENT : Et maintenant tous au château !
Une partie des enfants suit Laurent
ENFANTS : Au feu ! Au feu ! Il faut les sortir de là ! A l’aide !
Le garde se glisse dans la Tour, mais ressort très vite…
SCENE 17
VOIX OFF : Quand au bout de six heures l’incendie fut circonscrit, on découvrit les restes carbonisés de quatorze cadavres. Les médecins pensèrent même que certaines victimes avaient pu être entièrement réduites en cendres : la force de l’incendie avait fait fondre les vitres et tordu les barreaux. Une enquête fut mené, les rescapés auditionnés à tour de rôle et le deux janvier 1867 s’ouvrit à Draguignan le procès de seize prévenus soupçonnés d’avoir joué un rôle de meneur dans l’émeute du 2 octobre 1866. Le jury délibéra quatre heures durant. Enfin, le verdict tomba : Deux des prévenus, seulement, furent acquittés. Les autres condamnés n’échappèrent pas à la prison : Dénoncé injustement à plusieurs reprises par des témoins qui lui en voulaient Dutrieux fût condamné à 3 ans de prison et quatre autres furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité. En revanche, certains enfants pour avoir fait preuve d’une conduite exemplaire pendant le révolte, virent leur peine réduite, grâce au nouveau directeur de la colonie qui en fît la demande auprès des autorités judiciaires et à l’appui de l’inspecteur qui suivit toute cette affaire de très près.
LES ADIEUX
Enfants : On voudrait tant être heureux Une page est tournée
On voudrait tant être heureux
Et partir le cœur léger
L’estomac est noué
On sent monter les larmes
Ne pas se retourner
Ne plus penser au bagne
On voudrait pouvoir dire
Qu’aucun jour n’est plus beau
On s’efforce de rire
Mais nos rires sonnent faux
C’est tellement difficile
De quitter ses amis
D’abandonner cette île
Tout un pan d’une vie
On voudrait tant être heureux
Une page est tournée
On voudrait tant être heureux
Et partir le cœur léger
On voudrait tant être heureux
L’Inspecteur : Ils ont tant attendu cet instant
Ils l’ont tant espéré et pourtant
Et pourtant lorsque le jour enfin se lève
A l’heure du départ
Ils ne peuvent empêcher
Ils ne peuvent empêcher un regard
Un tout dernier regard
Vers le pénitencier
Instrumental
DECORS : Et bien voilà, je suis libre !
DEVILLAZ : Ou tu vas aller ?
DECORS : Je sais pas encore !
DEVILLAZ : Mais tu as des projets ?
DECORS : Tu sais quand je suis arrivé ici, j’étais tout jeune, la liberté, je sais pas ce que c’est… De ma vie, je n’ai connu que cette île, le Levant, et je n’ai qu’une famille c’est vous… alors les projets… dès que j’aurai quitté cette île, je ne serai plus rien, je n’existerai plus… Il ne me restera qu’à voler pour vivre … et tout recommencera …
DEVILLAZ : Mais pourquoi tu dis ça ? Tu vas trouver du travail ! Tu ne vas pas être triste un jour comme aujourd’hui ?… Tu te rappelles le jour où Radel a déchiré son pantalon et qu’on a tous vu ses fesses ?
DECORS : Tu te souviens quand on a vu Roncelin revenir avec Roustan sur son dos, le corps couvert de sang ?
DEVILLAZ : Et quand on s’est baigné pour la première fois ?
DECORS : Tu sais ce que tu vas faire toi quand tu sortiras ?
DEVILLAZ : Il paraît que j’ai une mère qui m’aime et qui m’attend.
DECORS : Où ça ?
DEVILLAZ : Chez moi en Savoie…Elle s’est rappelé de mon existence l’an passé. Alors il faut que je sache.
DECORS : Savoir quoi ?
DEVILLAZ : A quoi ça ressemble une mère !
DECORS : Tu vas me manquer ! Vous allez tous me manquer !
DEVILLAZ : Tu parles, tu nous oublieras
DECORS : Ça m’étonnerait, tu penses vraiment qu’on oubliera le Levant un jour ?… Tu crois que les deux frères Noël sont plus heureux maintenant, là où ils sont ?…
DEVILLAZ : J’en suis sûr… Allez va, tu peux partir tranquille ! (Décors s’éloigne) Attends !
Il lui lance sa pipe. Décors la rattrape.
DECORS : Merci !…. Devillaz, avant de partir j’aimerais encore passer par le cimetière… tu m’accompagnes ?
Ils échangent un regard puis se mettent à courir en direction du cimetière…
ÉPILOGUE
VOIX OFF : Durant les deux années qui suivirent, il n’y eut que cinq morts à déplorer, la colonie pénitentiaire de Sainte-Anne changea plusieurs fois de direction, faillit presque un temps par devenir l’œuvre de bienfaisance dont le comte avait rêvé durant les dernières années de sa vie, avant de retomber une nouvelle fois dans la terreur et la barbarie. Après la mort du comte en 1876 la colonie ne tarda pas à être vendue aux enchères jusqu’à ce que le directeur des prisons demande à son ministre l’autorisation de la fermer. Les enfants furent alors évacués et répartis dans d’autres colonies agricoles. Bien des années plus tard, Jules Décors revint au Levant. Une partie de lui était restée là-bas et jamais il n’avait cessé de penser au pénitencier. Il voulu revoir les lieux, le château abandonné, le dortoir, le cimetière, mais il ne réussit pas à retrouver la pierre sur laquelle il avait gravé « Enfant Jules Décors, emprisonné au Levant »
EN REGARDANT LES GOELANDS
Dans leurs vestes trop étroites
Et leurs pantalons troués
Ils avançaient
Ils avançaient
Marquant la fin du voyage
Les falaises du Levant
Se rapprochaient
Se rapprochaient
Combien de fois les yeux tournés vers l’horizon
Ont-ils rêvé de s’échapper de la prison
En regardant les goélands
Qui planent au dessus de la mer
En regardant les goélands
S’élancer à travers les airs
Je vois de maigres corps tremblants
Epuisés, couverts de poussière
Je vois des visages d’enfants
Cent noms gravés sur une pierre
En regardant les goélands…
Chaque jour fait de souffrance
Ils n’avaient pas d’autre choix
Que de lutter
Pour exister
Travaillant la peur au ventre
Ils n’avaient qu’une obsession
La liberté
La liberté
Tant de fois le mistral a séché leurs sanglots
Au loin passaient les voiles rouges des bateaux
En regardant les goélands
Qui planent au dessus de la mer
En regardant les goélands
S’élancer à travers les airs
Je vois de maigres corps tremblants
Epuisés, couverts de poussière
Je vois des visages d’enfants
Cent noms gravés sur une pierre
En regardant les goélands…
J’ai découvert les falaises
Le cimetière et les cachots
Puis j’ai marché
Sans plus parler
Cette page de l’histoire
Non jamais je n’aurais pu
L’imaginer
L’imaginer
La mer était si calme et le soleil brûlant
Tout autour du phare volaient de grands oiseaux blancs
En regardant les goélands
Qui planent au dessus de la mer
En regardant les goélands
S’élancer à travers les airs
En regardant les goélands
En regardant les goélands
Je pense aux enfants du Levant
Je pense aux enfants du Levant
© Frémeaux & Associés éditeur / Groupe Frémeaux Colombini SAS