Entretien avec Edgar Morin
Nicolas Truong
Introduction : Laurent Greilsamer
Editorialisation : Lola Caul-Futy Frémeaux
Entretien présenté par Laurent Greilsamer, directeur adjoint du Monde, et animé par Nicolas Truong à l’initiative du journal Le Monde
La philosophie n’est-elle pas, comme le dit Nietzsche dans sa préface du Gai Savoir, l’autobiographie de son auteur? Edgar Morin retrace dans ce coffret les combats qui ont forgé sa vie pour en faire le penseur d’aujourd’hui; il nous présente ce lien étroit tissé entre convictions et actions, ce parcours personnel intense qui le définit. Cette perspective unique offre ainsi une vision nouvelle de l’œuvre d’Edgar Morin, un outil essentiel à la compréhension de la profondeur de sa réflexion. Dans la lignée de leur collaboration pour mieux connaître les grands hommes du XXè siècle, Le Monde et Frémeaux & Associés, qui nous ont déjà présenté une Table ronde autour d’Albert Camus, proposent aujourd’hui avec Nicolas Truong de rencontrer Edgar Morin, né Edgar Nahoum, penseur, chercheur, sociologue, homme engagé, philosophe indiscipliné. Quand notre monde en plein changement cherche à ranger sagement les idées et les savoirs sous des étiquettes et des disciplines cloisonnées, jusqu’à leur faire perdre leur sens et leur inscription dans la globalité, Edgar Morin nous propose une alternative. En effet, si l’on qualifie le penseur d’indiscipliné, c’est qu’il a clairement choisi de s’inscrire dans l’interdisciplinarité, et ce malgré l’opposition que cela peut rencontrer dans le milieu universitaire et celui de la recherche. De cette conviction naît le projet de La Méthode, six volumes parus sur presque trente ans (aux éditions Le Seuil), afin d’«apprendre à apprendre». Cette œuvre majeure rédigée sur la notion maîtresse de reliance : l’interconnexion constante entre les concepts liés les uns aux autres de manière encyclopédique. Abordant les découvertes scientifiques concrètes, il expose les pré-requis à la pensée complexe, pour une organisation pertinente et dynamique de nos connaissances. La Méthode se pose comme le refus de la dissection du savoir et de la réflexion qui mène à la destruction de la complexité du monde, et donc à l’appauvrissement de notre recherche et de nos jugements. Le dernier volume paru en 2004, L’Ethique, s’attache particulièrement à la dimension humaine de l’unicité et de la diversité. Un rappel fondamental pour tout regard sur le monde : tous les hommes partagent leur appartenance au genre humain, et ce lien fondamental qui nous rassemble est le point de départ d’un renouveau qui doit être humaniste. Mais l’homme se caractérise également par la diversité de ses cultures, source de force et d’apprentissage; l’éthique vient donc se positionner comme l’équilibre crucial entre diversité et unicité. Tout au long de son parcours, qu’il décrit lui-même dans cet ouvrage, Edgar Morin est fidèle à ses valeurs et à ses principes. Penseur libre qui refuse de s’affilier à un parti politique depuis qu’il quitte le Parti communiste en 1949, ses prises de position sont bien souvent en avance sur leur temps, mais aussi largement décriées. Antistalinien sans être anticommuniste, anti-guerre d’Algérie avertissant du danger du FLN, ses critiques se font en dehors du courant des principaux détracteurs de l’époque, le laissant isolé dans ses réflexions nuancées, empreintes de réalisme et d’humanisme. Aujourd’hui encore, ses critiques acerbes quant au conflit israélo-palestinien ont fait d’Edgar Morin le point de mire des médias, provoquant de larges controverses. Reconnu et particulièrement apprécié dans de nombreux pays européens et en Amérique latine, le penseur de la complexité souffre souvent en France d’un manque de visibilité de son œuvre. En effet, tant de liberté, ce refus des étiquettes et des affiliations vont à l’encontre des schémas traditionnels français. Par ses positions atypiques, Edgar Morin est parfois difficile à cerner, quand il suffit pourtant d’approfondir un peu la réflexion pour voir se dessiner la cohérence du personnage, la continuité de l’homme et la force du penseur.
Lola Caul-Futy Frémeaux
© Frémeaux & Associés
Bibliographie sélective :
1962, L’Esprit du temps (Editions Grasset Fasquelle) La Méthode (Editions du Seuil)
1977, La Nature de la nature
1980, La Vie de la vie
1986, La Connaissance de la connaissance
1991, Les Idées
2001, L’Humanité de l’humanité
2004, Ethique
Vive la politique ?, Edgar Morin et Claude Lefort, 2 CD d’entretiens (Editions Frémeaux & Associés - Libération), 2008
Invité par Le Monde à faire un «éloge de la Résistance», Edgar Morin a insisté sur l’importance de penser à contre-courant, parfois contre son camp
Epouser les combats de son temps
Comment résister, lors de l’Occupation, mais aussi, aujourd’hui, à l’heure de la colonisation des territoires et des imaginaires? C’est à cette question qu’Edgar Morin a répondu le lundi 7 juin, à l’auditorium du Monde, lors d’une rencontre intitulée «Eloge de la résistance», quelques semaines après la sortie d’un hors-série consacré à ce philosophe indiscipliné. Philosophe, parce qu’il a touché à tous les domaines du savoir : la sociologie, l’anthropologie ou l’histoire immédiate, mais également la biologie ou les sciences de l’information, et parce qu’il a tenté d’en saisir le sens et la complexité, notamment à travers son grand œuvre, La Méthode (1977-2006). Indiscipliné, parce qu’il a su résister à l’occupant nazi, mais aussi à la discipline du Parti communiste, dont il fut exclu en 1951. Parce qu’il s’opposa à la guerre en Algérie, mais dénonça très tôt les assauts du Front de libération nationale (FLN) contre les partisans de Messali Hadj (1898-1974), l’un des pionniers de la lutte anticoloniale algérienne. Parce qu’il a résisté à la vogue et à la vague structurale ou postmoderne qui proclamait la «mort de l’Homme», la «disparition du sujet» ou la «fin des grands récits». Edgar Morin, pourtant, ne met pas tout sur le même plan. Et sait ce mélange de hasard et de nécessité qui fait un destin : Que serions-nous devenus sans la Résistance? Nous aurions eu une carrière. Grâce à la Résistance, nous avons eu une vie, aime- t-il répéter. Il sait aussi qu’il y a des grandes et des petites résistances. Celles pour lesquelles il faut savoir risquer sa vie, d’autres uniquement sa réputation. Il faut savoir dire «non» lorsque les droits humains sont bafoués. Mais également dire «oui» à l’inventivité politique, économique, sociale ou éducative. «Non» aux carcans disciplinaires Qui sclérosent selon lui la vie scolaire et universitaire, mais «oui» à la transdisciplinarité et aux pratiques pédagogiques qui favorisent l’apprentissage du savoir mais aussi la coopération solidaire et la connaissance de l’ère planétaire. «Non» au «choc des cultures», mais «oui» à une symbiose, à une osmose, à une politique des civilisations. Ainsi la résistance est-elle conçue chez lui comme un acte libérateur et créateur. Soixante-dix ans après l’appel du 18 juin 1940, Edgar Morin reste fidèle à l’esprit du Conseil national de la Résistance (CNR). Car, comme l’écrivaient en 2004 de grands vétérans des Forces combattantes de la France libre dans un vibrant «Appel à la résistance», le CNR fut à la fois le front du refus de l’Occupation, mais aussi un laboratoire d’innovations politiques majeures, qui permit à la fois la naissance de la Sécurité sociale et l’élargissement de la liberté de la presse. Et de lancer, à l’usage de toutes les générations menacées d’une amnésie généralisée, de conquêtes civiques et sociales reniées ou de prise de contrôle des principaux médias par des intérêts privés, ce mot qui peut résumer le parcours d’Edgar Morin, franc-tireur de la pensée : Résister, c’est créer.
Nicolas Truong
Vendredi 11 juin 2010 © 2010 «Le Monde»
Pourquoi et comment êtes-vous rentré dans la Résistance ?
J’y suis rentré non sans difficultés. Adolescent pendant la guerre, j’étais tout d’abord pacifiste. Par tempérament, mais aussi en raison d’un fort courant qui traversait la France, encore traumatisée par la guerre meurtrière de 1914-1918. En 1938, je m’étais affilié à un groupuscule politique, le Parti frontiste, dirigé par Gaston Bergery, qui combattait à la fois le fascisme et le stalinisme. Il m’en est resté d’ailleurs l’idée qu’il faut toujours lutter sur deux fronts à la fois. En juin 1940, j’ai gagné Toulouse, où je me suis occupé des étudiants réfugiés et où j’ai pu rencontrer quelques grandes figures de la vie intellectuelle et résistante, comme le poète Jean Cassou. Comme beaucoup, je pensais que la domination de l’Allemagne serait implacable, imbattable. Mais voilà que l’espoir renaît en 1941, avec les troupes nazies stoppées devant Leningrad et Moscou par l’hiver précoce et puis par la décision japonaise de ne pas envahir la Sibérie afin de lancer son attaque sur Pearl Harbor, qui précipita les Etats-Unis dans la guerre. C’est à ce moment que j’ai franchi le pas.
Vacciné contre le stalinisme, pourquoi vous engagez-vous alors dans la Résistance aux côtés du Parti communiste français ?
Lecteur de Léon Trotski, mais également de Boris Souvarine, l’un des fondateurs du Parti communiste français, qui dénonça très rapidement les crimes de Staline et les impasses du bolchevisme, j’étais en effet totalement immunisé contre le stalinisme, mais je suis toutefois devenu un «communiste de guerre», un sous-marin du PCF. Des lectures comme celle de Hegel avec sa «ruse de la raison», idée selon laquelle le sens de l’Histoire se déroule en dépit des intérêts et des passions des hommes qui la font, me conduisent à penser que Staline accomplit malgré tout l’idée de révolution. Celle du marxiste Georges Friedmann, dans De la sainte Russie à l’URSS, qui expliquait que le culte du chef était nécessaire pour unifier un pays composé de régions disparates et que le véritable socialisme s’épanouirait après la fin de son encerclement capitaliste, me conduit à adhérer à ce mouvement, à cette religion qui fut pour moi comme une famille, un placenta.
Dans quel état d’esprit vivez-vous la Résistance, et comment se décide-t-on à risquer sa vie pour défendre sa patrie ?
Il faut rappeler tout d’abord que j’ai été un résistant de dimension moyenne. Ni un résistant de la première heure ni un dirigeant important. Cela dit, j’ai connu la difficulté de se jeter à l’eau. J’ai hésité, j’ai oscillé. Mais la volonté de participer à quelque chose de plus grand que moi, d’épouser les combats de mon temps l’a emporté. Et puis, il y a la fraternité, l’élan, la foi dans l’avenir qui nous transportait. J’ai échappé aux arrestations, à la torture et à la mort plusieurs fois. Je me souviens notamment de mon adjoint, Jean Krazatz, cet antifasciste allemand qui m’avait donné rendez-vous, en 1943, au cimetière de Vaugirard, à Paris. Ne le trouvant pas, j’essaie alors d’aller le chercher à son hôtel, près de la Sorbonne. Et puis, dans l’escalier, je ne sais pourquoi, voici que je suis saisi d’une incompréhensible fatigue. Dans sa chambre, la Gestapo l’avait arrêté et attendait mon arrivée. Elle le tortura et le liquida. Il y eut tant de rendez-vous ratés avec la mort…
Résistance au nazisme et opposition au stalinisme, résistance à la colonisation mais refus de soutenir le FLN lorsqu’il s’en prend aux partisans de Messali Hadj, l’un des pionniers de l’anticolonialisme algérien… Résister, c’est aussi penser contre son propre camp ?
Il se trouve que suis porté à obéir à ce que j’appellerai aujourd’hui la «complexité», qui consiste notamment à voir les deux aspects contradictoires et apparemment contraires d’un même fait, d’un même combat. C’est pour cela que j’ai tenté, au sein de la revue Arguments (1956-1960), puis avec Claude Lefort et Cornélius Castoriadis au Centre de recherche et d’études sociales et politique, ou bien encore au sein du Groupe des dix (1969-1976), de réviser les schémas simplistes de nos façons de penser.
Les dissonances et les résistances sont-elles également intellectuelles et spirituelles ?
Sans conteste. C’est pour cela que je n’ai pas considéré la sociologie comme une science, par exemple, même si elle comporte une part de scientificité dans ses vérifications, mais aussi comme une forme d’essayisme. C’est pour ces raisons que j’ai refusé la réduction de la raison au calcul. C’est pour cela aussi que j’ai cherché à fonder une éthique qui articule le poétique au prosaïque. La prose est dans les contraintes que nous subissons. La poésie, c’est l’exaltation, l’amour, la sympathie, la fête, le jeu. Dans la résistance à la cruauté du monde et à la barbarie humaine, il y a toujours un oui qui anime le non, un oui à la liberté, un oui à la poésie du vivre.
Propos recueillis par Nicolas Truong
© 2010 «Le Monde»
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